La belle étoile
Avec
Jodie Comer

Après le rôle de tueuse à gage aux looks ultra-pointus de la série Killing Eve, une performance qui lui a valu une reconnaissance internationale immédiate, c’est sans surprise que JODIE COMER prend maintenant le chemin d’Hollywood. L’actrice derrière le personnage de Villanelle recèle autant de talents que de projets. Elle explique à MOLLIE GOODFELLOW comment elle compte prochainement traduire le mouvement #MeToo à la scène, combien les femmes de son entourage l’ont aidée à devenir celle qu’elle est aujourd’hui et pourquoi la confiance en soi est sans doute la plus puissante arme secrète.
À mon arrivée, Jodie Comer est assise à la table d’un café et attend d’être servie en lisant sur son iPad. « J’ai commandé un flat white », me confie-t-elle. « D’habitude, je suis plutôt capuccino, mais j’ai récemment découvert que le flat white est un peu plus fort et me donne plus d’énergie. J’ai l’impression d’être une vraie adulte ! », ajoute-t-elle en riant.
Il est difficile d’imaginer cette actrice d’à peine 30 ans manquer d’énergie, surtout lorsqu’on se remémore les cascades musclées de l’énigmatique Villanelle dans Killing Eve. La série riche en péripéties (dont la quatrième et dernière saison est en cours de réalisation), lui a valu un BAFTA et un Emmy award ; et Jodie Comer est prête à passer à autre chose.
« C’est fou ! C’est vraiment fou de penser que la fin approche, parce que ce rôle fait partie de ma vie depuis tellement longtemps maintenant. Et le meilleur de cette expérience a été sa dimension humaine : l’équipe derrière le show, qui n’a quasiment pas changé durant toute la durée du tournage et que j’ai appris à connaître saison après saison, est devenue une seconde famille qui va beaucoup me manquer ! Jouer Villanelle a été un véritable cadeau a bien des égards… »
« J’étais comme un poisson hors de l’eau lorsque [Killing Eve] a commencé… PHOEBE [Waller-Bridge] avait créé [Villanelle], et il m’a fallu SURMONTER mes propres insécurités pour vraiment me l’approprier. »
Et quelle transformation depuis le tout premier épisode diffusé en 2018 ! Adaptée pour l’écran par sa productrice exécutive Phoebe Waller-Bridge, la série a véritablement catapulté la carrière de l’actrice sur la scène mondiale. « Lorsque j’ai reçu le script initial, je connaissais Phoebe grâce à Fleabag, une série que j’ai dévorée. Sa proposition a immédiatement éveillé ma curiosité. » Au moment des premières auditions, Sandra Oh avait déjà été recrutée pour incarner son acolyte Eve Polastri. « Je me souviens m’être sentie comme un poisson hors de l’eau lorsque le tournage a commencé… Phoebe avait créé le personnage de Villanelle, et il m’a fallu surmonter mes propres insécurités pour me l’approprier pleinement. Ce n’est qu’à partir de là que j’ai réellement réussi à intégrer toute la profondeur de son caractère. En un sens, nous avons évolué ensemble. »
Les quatre saisons de Killing Eve se sont rapidement révélées être une formidable plateforme pour la créativité féminine, derrière comme devant la caméra. Jodie parle d’ailleurs avec emphase de l’équipe avec laquelle elle a collaboré : « Les femmes incroyables que j’y ai rencontrées – Harriet [Walter], Fiona [Shaw] et Sandra [Oh] – m’ont encouragée et soutenue, et m’ont aussi donné d’excellents conseils ». Elle poursuit : « Elles sont toutes aujourd’hui particulièrement chères à mon cœur, et je me sens connectée à chacune d’entre elles ».
« Il y a toujours un MOMENT où on entre dans une pièce en se demandant : “Comment en suis-je arrivée là ?”. J’espère ne jamais devenir BLASÉE. »
Travailler avec les grands noms de l’industrie n’est cependant pas une priorité pour l’actrice, qui choisit plutôt ses projets en fonction de leur pertinence et de ce qu’elle pense pouvoir y apporter. « Bien sûr, lorsque j’accepte un rôle, c’est en fonction des personnes avec lesquelles je vais travailler ; je veux pouvoir apprendre à leurs côtés. Mais je prends aussi en compte ce que je pense pouvoir accomplir. Je veux pouvoir me sentir à la hauteur du rôle et ne pas décevoir, cela ne rendrait service à personne. C’est important de savoir estimer le risque que l’on prend. »
L’année dernière, Jodie a fait équipe avec son ami l’acteur Stephen Graham, également originaire de Liverpool, dans le feuilleton télévisé Help. Cette série relate l’histoire de Sarah, une apprentie infirmière faisant ses armes dans le métier durant les premières heures de la pandémie. Elle décrit cette expérience comme éprouvante et chargée en émotions, en particulier parce que le Covid-19 battait encore son plein au moment du tournage.
« Je sais ce que certains penseront : “Oh, c’est bien trop tôt !”, et je respecte complètement ce point de vue. Ceux qui ne se sentent pas prêts à revisiter cet épisode de notre histoire ne devraient pas regarder la série. Mais, d’un autre côté, il m’a semblé que c’était le meilleur moment pour en parler : battre le fer tant qu’il est encore chaud », explique l’actrice, qui a aussi endossé la casquette de productrice exécutive pour ce projet. « C’est tout le pouvoir de la fiction. Même si le scénario nous force à affronter une certaine réalité, il nous permet aussi de comprendre ce que quelqu’un d’autre a vécu, les épreuves qu’il ou elle a dû traverser, ou auxquelles il ou elle doit encore faire face. [Help] a été le premier vrai projet avec une envergure politique sur lequel j’aie travaillé. Cela m’a donné la possibilité d’exprimer mon opinion, et m’a aussi permis, d’une certaine façon, de m’affirmer. »
Ce rôle était aussi l’opportunité pour l’actrice de jouer un personnage plus proche de sa réalité : « J’ai adoré incarner une femme de Liverpool, semblable à toutes celles qui m’entourent au quotidien », confie-t-elle. Dans une industrie qui a longtemps favorisé l’élitisme et l’exclusivité, Jodie n’hésite pas à raconter comment ses origines ont parfois été reçues de manière mitigée. Elle révèle par exemple comment, au tout début de sa carrière, un directeur de casting mettait en doute sa capacité à lisser son accent pour adopter une prononciation plus classique (le RP, ou l’anglais de référence, longtemps en vigueur sur la BBC) en raison de ses racines. Aujourd’hui réputée pour être la reine des accents, Jodie s’assume pleinement. « Aux États-Unis, les gens pensent souvent que je suis Écossaise, et beaucoup n’ont entendu parler de Liverpool qu’à travers les Beatles. Là-bas, la donne est très différente ! », dit-elle. « Avec le temps, j’ai gagné en maturité, et je sais désormais qui je suis. Mais j’ai beaucoup travaillé pour en arriver là. »
Récemment, Jodie s’est vu proposer ses premiers rôles principaux : on la retrouve ainsi à l’affiche du film Le Dernier Duel de Ridley Scott, ou aux côtés de Ryan Reynolds dans Free Guy. « Dans ce milieu, je crois qu’il y a toujours un moment où on entre dans une pièce en se demandant : “Est-ce bien à moi que tout ça arrive ? Comment en suis-je arrivée là ?”. Je ne veux pas devenir blasée, mais je me sens quand même plus à l’aise aujourd’hui que par le passé ». Elle marque une pause, avant de reprendre : « Me retrouver dans l’œil du public m’a fait prendre conscience de cela. Quand on doit finalement être soi-même, plutôt qu’un personnage sur le plateau d’un film. Le tournage, c’est mon travail et je m’y dédie entièrement mais se retrouver sous les projecteurs en dehors de ce cadre peut se révéler très exposant. C’est une sensation très particulière. ».
L’actrice n’hésite pas pour autant à repousser ses propres limites. Ce printemps, elle va faire ses premiers pas sur les planches, dans un théâtre de l’ouest londonien, avec le monologue de Suzie Miller intitulé Prima Facie.
Elle me confie d’ailleurs un secret à ce sujet : « Je peux en parler parce que cet article sera publié après la Première : c’est Self Esteem (le nom de scène de l’artiste-compositrice Rebecca Lucy Taylor) qui est en charge de la musique du show ». Je ne peux m’empêcher de me réjouir, Rebecca étant une amie personnelle, rencontrée par le biais d’internet. « Incroyable ! Comme le monde est petit ! », s’exclame Jodie. « Une amie Internet ! » ajoute-t-elle en souriant.
L’intrigue, en revanche, serait de nature beaucoup moins enjouée : on y suit une avocate, Tessa, victime d’une agression sexuelle, et l’audience assiste à l’attaque ainsi qu’aux conséquences désastreuses qui s’ensuivent.
« [Miller] voulait présenter le thème du viol de manière non-voyeuriste, pour forcer le public à assister aux épreuves que traverse Tessa dans leur intégralité. Ici, l’assistance n’est pas un jury, la question n’est pas : “Est-ce que les faits se sont bien déroulés comme Tessa les décrits ?”. Tout le monde sait, et c’est ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant dans ce projet. »
À l’heure où les témoignages de violences faites contre les femmes sont encore et toujours légion, cette pièce semble particulièrement d’actualité. « C’est à la fois tellement omniprésent et tellement révoltant », s’indigne-t-elle. « Lorsqu’on traite d’un tel sujet aujourd’hui, c’est accablant de se dire que c’est encore le quotidien de tant de femmes. »
Notre conversation s’oriente naturellement vers le mouvement #MeToo, l’initiative qui a révélé il y a quelques années l’odieux traitement que subissent de nombreuses femmes dans l’industrie du spectacle. Je demande à Jodie si elle a constaté depuis un changement d’attitude. « Je crois que la première évolution que j’aie pu noter a été interne, dans le sens où cette dénonciation collective m’a permis de prendre conscience des limites de ce que je considère acceptable ou pas, et de me sentir autorisée à le verbaliser. » Elle poursuit : « J’aurais aimé trouver cette assurance plus tôt, mais j’imagine que c’est aussi avec l’expérience que vient cette foi en soi. Pour moi, ça a essentiellement pris la forme d’une intériorisation. Je n’ai heureusement jamais eu d’horribles expériences, j’ai eu beaucoup de chance. »
Elle reconnaît aussi l’importance des femmes qui ont jalonné sa carrière et l’ont épaulée tout au long de son parcours. « J’ai eu la chance de croiser tellement de femmes incroyables sur mon chemin. Faire partie d’un projet comme Killing Eve, qui est l’incarnation même de cette communauté inspirante, a fait de moi celle que je suis devenue, et sans qui je serais moins complète aujourd’hui. Cela s’étend même aux personnages que j’ai eu la chance d’interpréter, des rôles de femmes fortes et hautes en couleur, qui placent la barre haut pour la suite de ma carrière ! »
En dehors du travail, l’actrice avoue avoir une vie des plus banales. « Je suis terriblement ennuyeuse, désolée ! », s’esclaffe-t-elle. « J’aime aller à des concerts, la musique occupe une grande place dans ma vie. [Et aussi,] j’ai réalisé à quel point je me devais de m’occuper de ma santé mentale, et pour ça j’aime faire du sport, comme le Pilates. »
« J’ai eu la chance de croiser des femmes INCROYABLES. Faire partie d’un projet comme Killing Eve, qui est l’INCARNATION même de cette communauté inspirante, a fait de moi celle que je SUIS aujourd’hui. »
Prendre du temps pour elle lui a aussi permis de se découvrir une passion pour les soins de la peau. Elle est aujourd’hui ambassadrice de la marque Noble Panacea et aime se chouchouter avec une routine de beauté adaptée. « Pendant la pandémie, rien ne me faisait plus plaisir que d’avoir un rituel au réveil, des petits gestes familiers qui me font me sentir bien de l’intérieur. Je n’ai rien contre l’anticernes ou un peu de gel pour discipliner les sourcils, mais je ne me sens véritablement moi-même que lorsque je ne porte pas de maquillage. C’est sûrement pour cette raison que les soins pour la peau sont désormais si importants pour moi. Je peux prendre soin de moi, à l’intérieur comme à l’extérieur. »
Le retour à la vie sociale a généré en elle un regain d’intérêt pour la mode et réveillé son sens du style (les événements sur tapis rouge y sont pour beaucoup). Ces derniers ont d’ailleurs provoqué une conversation avec son amie, la styliste Elizabeth Saltzman : « C’est toujours intéressant d’expérimenter avec les tendances, mais on risque parfois de s’y perdre et de ne plus se reconnaître soi-même. Or j’ai besoin de me sentir moi-même et d’être authentique pour participer à ces occasions et les célébrer en toute sincérité. »
Pour finir, j’interroge Jodie sur ce qu’une reine de la télé comme elle aime regarder pour se détendre. Elle avoue avoir avidement suivi Euphoria, une série destinée essentiellement à un public adolescent, mais dit s’être sentie « incroyablement vieille en la regardant ». Elle précise : « J’ai l’impression que les Milléniaux sont nés vieux : personnellement, je n’ai qu’une hâte en fin de journée, c’est de rentrer chez moi et de prendre un bain en écoutant de la musique ». Nous aussi Jodie, nous aussi !
Killing Eve est disponible en streaming sur BBC America, AMC+ et BBC iPlayer. Prima Facie est à retrouver au théâtre Harold Pinter de Londres, du 15 avril au 18 juin 2022.