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Trouver sa voie

Avec

Jorja Smith

La chanteuse et parolière, qui a remporté un BRIT Award et été nominée aux Grammy Awards, a collaboré avec les plus grands noms de l’industrie du R&B. Mais JORJA SMITH n’est pas du genre à s’accaparer le devant de la scène. Elle raconte à ZING TSJENG comment elle a lutté contre les aspects toxiques de la célébrité, vaincu ses propres insécurités, et utilisé la musique pour promouvoir les sujets qui lui tiennent à cœur.

Photographe Danika MagdelenaRéalisation Natasha Wray
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Cette photo : veste, robe, escarpins et boucles d’oreilles de Bottega Veneta. Photo d’ouverture : pull, Christopher John Rogers ; boucles d’oreilles, Laura Lombardi

Jorja Smith est « un peu » connue. C’est ainsi que la chanteuse originaire du comté des Midlands de l’Ouest en Angleterre se décrit. « Je viens d’une petite ville du Walsall. Peu de gens qui en sont originaires deviennent célèbres, mais j’en fais partie. » Et c’est peu dire… En 2016, son premier single, Blue Lights, fait démarrer sa carrière sur les chapeaux de roues. Depuis, elle est devenue l’une des figures de l’industrie de la musique, cumule plus de 3,4 millions d’abonnés sur Instagram, et a collaboré avec Kendrick Lamar, Drake et Stormzy.

Je la rencontre aujourd’hui sur Zoom, où elle me parle depuis sa chambre d’adolescente, dans sa ville natale, située à quelques kilomètres de Birmingham. Elle n’est pas maquillée et porte un sweat oversize lilas. Je peux entendre de la musique gospel en fond sonore, et nous sommes de temps en temps interrompues par les aboiements de son chien.

Elle me confie adorer rentrer chez elle, où elle connaît tous ses voisins ; même si sa mère utilise sa chambre comme débarras (elle me montre le reste de la pièce pour appuyer ses dires). « Je me sens beaucoup mieux à la maison, je trouve Londres bien trop intense », dit-elle. « Ce n’est pas bon pour moi. » Quand elle rentre dans les Midlands, elle aime retrouver son rythme, mais cinq années dans la capitale lui ont notamment permis d’apprendre à dire « Vous êtes sérieux ? » de mille et une façons (quand elle évoque devoir gérer son argent pendant l’adolescence : « Avoir un comptable à 18 ans ? Vous êtes sérieux ? »).

Chemise, Valentino ; lunettes de soleil, Loewe ; boucles d’oreilles, Carolina Bucci

À en juger par son style, entre les combinaisons Halpern scintillantes, les bodys Mugler façon Cinquième élément, et les robes-nuisettes Maisie Wilen, je m’attendais plutôt à rencontrer une diva distante. Jorja Smith, comme beaucoup d’autres divas du R&B, est Gémeaux (voir aussi : Patti LaBelle). Dans son dernier tube, sa voix flotte sur une musique langoureuse, légère comme une plume, atteignant des notes plus hautes lorsqu’elle prononce le mot « hardest » (« plus dur » en français, ndlr). Chanter semble si facile pour elle.

« J’ai gagné CONFIANCE en moi et en mon CORPS… Mais rien n’a changé. Je n’aime toujours pas attirer l’attention. »

Robe, Missoni ; mules et boucles d’oreilles signées Bottega Veneta

« J’étais gênée, je ne voulais pas que les gens sachent que je savais chanter », dit-elle à propos de son enfance. « Ma mère le criait sur tous les toits, et je lui disais “Je te déteste, pourquoi est-ce que tu dis ça à tout le monde ?”. » Mais quand elle a eu 8 ans, elle a écrit la pièce de Noël de l’église, et attribué le rôle du chameau à son frère, tout en s’offrant le solo Douce Nuit. « Personne n’est venu », dit-elle, impassible. « Aucun enfant n’était là. » À la place, elle a chanté devant une pièce remplie d’adultes. Parmi eux, une chanteuse de gospel nommée Tracey, qui s’est spontanément tournée vers son père pour lui dire : « Elle chante à merveille. ».

Toutefois, elle a caché son talent pour la chanson pendant toute son adolescence, écrivant des paroles en catimini et les montrant à son père, originaire de la Jamaïque, qui lui a servi de mentor entre son emploi au conseil municipal et son groupe néo-soul, 2nd Naicha. « Je jouais mes morceaux devant mon père, puis il me faisait des retours du genre : “Je n’entends pas les chœurs”… Je remontais dans ma chambre, en colère, pour tout réécrire. Je me rends compte de la chance que j’ai d’avoir des parents qui encouragent l’art. »

« Nous sommes plus au COURANT de ce qui se passe dans le monde, et nous écrivons à propos de ces événements, de ce que nous VOULONS, de ce que nous OBSERVONS et de ce qui nous passionne. »

Combinaison, Saint Laurent ; boucles d’oreilles, Carolina Bucci

Malgré le soutien de sa famille, Jorja a longtemps douté de son talent et de son apparence, et se plaçait souvent à l’arrière quand elle participait aux projets artistiques de l’école. « Je ne voulais pas de grosses lèvres. Je ne voulais pas de grosses fesses. J’étais triste. Ce n’est que lorsque j’ai déménagé à Londres que j’ai commencé à m’apprécier telle que je suis. J’ai gagné confiance en moi et en mon corps. Parfois je veux mettre une robe sexy ou moulante parce que je me sens moi-même. Mais rien n’a vraiment changé. Je n’aime toujours pas attirer l’attention », dit-elle en riant. « J’ai juste plus confiance en moi ; et j’adore être sur scène. »

Haut, Calle Del Mar ; pantalon et claquettes de Gucci

Quand son premier album, Lost & Found, est sorti en 2018, elle n’avait que 19 ans, et surfait toujours sur le succès de Blue Lights ; une chanson qui parle de possession d’armes blanches et sur lequel a travaillé Dizzee Rascal. Jorja Smith a été nominée au prestigieux prix Ivor Novello pour son écriture, et, la même année, a donné un concert à la fameuse salle O2 Academy de Brixton, rejointe par Dizzee Rascal pour un duo. Les médias ont d’ailleurs fait d’elle la nouvelle it-girl du jazz, la comparant souvent à son idole d’enfance, Amy Winehouse.

« Des classiques, voilà ce qu’on écoutait », dit-elle à propos de ses influences musicales. « Aretha Franklin, Nina Simone, Miles Davis. Maintenant j’écoute beaucoup de nouveautés, j’aime le rap du Royaume-Uni, j’en écoute beaucoup. »

Mais ses goûts s’étendent bien au-delà d’un seul genre. Elle a aimé ses collaborations hip-hop avec Drake, dancehall avec Popcaan, garage avec Preditah et grime avec le rappeur britannique Giggs. Pendant longtemps, il était impossible d’écouter la radio sans entendre sa voix.

« Il y a tellement de galères dont les gens n’ont pas CONSCIENCE, des choses que l’on ne SAIT pas… Personne ne vous APPREND à gérer ça. »

Polo et boucles d’oreilles de Bottega Veneta

C’est ainsi qu’elle a bâti sa carrière. Célèbre mais « pas Beyoncé », comme elle se décrit. Cela implique tout de même certains inconvénients… Malgré son succès (elle a remporté deux BRIT Awards, et été nominée Best New Artist aux Grammy Awards), Jorja Smith n’a pas réussi à en profiter. Elle aime être sur scène, entendre son public chanter les paroles de ses chansons, mais le reste… Pas vraiment. Elle se souvient avoir pleuré dans l’avion, blessée après une dispute. « L’hôtesse de l’air pouvait me voir pleurer, mais au lieu de me demander si ça allait, elle m’a demandé de poser pour un selfie. Je lui ai fait remarquer “Je suis en train de pleurer”, et elle m’a répondu “Oui mais ma fille vous adore”. »

Elle est transparente quant à l’impact que le succès a eu sur elle, parlant à cœur ouvert de ses insécurités (« Je suis une grande anxieuse ! »), sur la manière dont la célébrité affecte sa santé mentale (« Il y a tellement de galères dont les gens n’ont pas conscience, des choses que l’on ne sait pas… Personne ne vous apprend à gérer ça. »), et son perfectionnisme qui la fait douter d’elle. « Je me souviens dire à mon amie quand j’avais 15 ans, “Tu te ressembles parce tu es toi, tu ne te compares pas aux autres” », dit-elle. « Et me voilà, qui ne me suis pas écoutée à 15 ans. »

« J’écris juste sur ce en quoi je CROIS, et sur ce que je pense que les gens ont BESOIN d’entendre. J’espère que cette chanson a quelque peu CHANGÉ leur perception et ouvert leur esprit.»

Ses doutes ne l’ont pas empêchée de voir sa cote de popularité grandir. Elle a joué le jeu des selfies, des conversations, tout en recevant des commentaires méchants sur les réseaux sociaux. « J’ai traversé une phase de ma vie où je n’étais pas très heureuse. Ce n’était pas agréable, et ça m’a causé beaucoup de torts. » Puis la pandémie a frappé en 2020, lui imposant de faire une pause. Elle a fait le bilan, s’est débarrassée des « gens toxiques » de son entourage, et a décidé d’être plus bienveillante envers elle-même. Elle a toujours les mêmes amies de l’industrie de la musique, « genre, mes vraies amies », celles rencontrées avant que Jorja Smith ne devienne Jorja Smith. « On se soutient comme on peut. »

Quand George Floyd a été tué en mai de l’année dernière (« assassiné par la police », corrige-t-elle), elle et ses amis ont fait un deuil collectif. « Voir toutes ces vidéos de Noirs qui se font assassiner tout le temps… Nous ne voulons plus voir ça. » Alors qu’Instagram se remplissait de carrés noirs, elle ne savait pas si elle devait elle aussi poster ou non. « Je ne sais pas quoi dire », a-t-elle dit à son père. « Fais ce que tu sais faire le mieux », a-t-il répondu.

Body, Max Mara ; jupe, The Attico ; boucles d’oreilles, Paco Rabanne
Robe, Missoni ; mules et boucles d’oreilles de Bottega Veneta

Ainsi est née la chanson By Any Means, qui défend le message de Black Lives Matter avec fierté. Pense-t-elle appartenir à une nouvelle génération plus politique, elle qui se bat pour plus d’égalité ? « Toutes ces horreurs se passent dans nos vies. Nous sommes juste plus au courant de ce qui se passe dans le monde, et nous écrivons à propos de ces événements, de ce que nous voulons, de ce que nous observons et de ce qui nous passionne. »

Elle insiste sur le fait qu’elle n’est pas une activiste : « J’écris juste sur ce en quoi je crois, et sur ce que je pense que les gens ont besoin d’entendre. J’espère que cette chanson a quelque peu changé leur perception et ouvert leur esprit. C’est tout ce que j’ai toujours voulu faire ».

Pour le moment, elle s’est installée à Walsall, où elle apprend à mixer et où elle travaille sur son prochain projet, qui inclura notamment Addicted, et reste discrète. Elle vient tout juste d’acheter une ferme près de sa ville natale, et est occupée à la rénover. Pour les dix prochaines années, elle se voit bien « regarder les champs à travers la fenêtre, et profiter du soleil avec une tasse de thé. Et peut-être quelques chèvres qui me cavalent autour. »

« Tu sais ce qui est FOU ? C’est que je collectionne les RÉCOMPENSES, mais que je ne les ai jamais mises en ÉVIDENCE chez moi. »

Pull, Christopher John Rogers ; boucles d’oreilles, Laura Lombardi

Elle s’est également engagée à se célébrer plus souvent et à prendre le temps de savourer ses triomphes. Quand Lost & Found est sorti, elle l’a à peine fêté. Cette année, les choses seront différentes. « Tu sais ce qui est fou ? C’est que je collectionne les récompenses, mais que je ne les ai jamais mises en évidence chez moi. » Mais pour la première fois, elle va les exposer : « Parce que je suis fière. Avant, je ne me sentais jamais fière. »

Quant à la célébrité ? Elle la prendra comme elle vient, l’envisageant de façon rationnelle, comme l’inconvénient d’une carrière pleine de côtés positifs. « Je veux maintenant célébrer mes succès et mes réussites. Faites-en de même, la vie est trop courte. »

Le nouvel album Be Right Back de Jorja Smith, contenant huit chansons, sortira le 14 mai.