Femmes d'exception

Elif Shafak sur l’empathie et l’optimisme en temps de crise

L’auteure et activiste turque ELIF SHAFAK s’apprête à publier son dernier livre, How to Stay Sane in an Age of Division. Elle discute avec KATIE BERRINGTON du pouvoir de la lecture et de l’importance de transformer les émotions négatives en opportunités.

Femmes d'exception

« Nous vivons une période étrange, n’est-ce pas ? » demande Elif Shafak alors que nous commençons notre interview sur Zoom pour parler de son dernier livre, une « ode à l’optimisme » de 90 pages qui tombe à pic en ces temps de pandémie.

Un an après la nomination de son roman 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange au prix Booker, l’auteure a adopté une approche nouvelle pour écrire son livre de non-fiction. Écrit pendant le confinement, How to Stay Sane in an Age of Division est inspiré d’une question et d’une réponse qui revenaient souvent à Londres au début de la pandémie.

« Qu’aimeriez-vous changer ? » Un appel à la réflexion placardé dans la rue et les parcs alors que le monde entier cherchait à définir la normalité de demain. C’est une réponse en particulier qui a marqué Elif : « Je veux être entendue ».

« Je n’arrêtais pas d’y penser. Cela illustre ce que la plupart d’entre nous ressent en ce moment. Nous ne nous sentons pas écoutés. » Pour l’auteure turco-britannique, les écrivains permettent au public de mieux comprendre ceux qui nous entourent. « Nous nous reposons trop sur les chiffres, l’information, pensant que le simple fait de communiquer suffit à intéresser le public », explique-t-elle. Derrière les statistiques se cachent des histoires vraies, et c’est en les partageant que nous éradiquerons la mésinformation. « Il nous faut approfondir nos connaissances et faire preuve de plus de sagesse et d’empathie. Et pour cela, il nous faut parler d’histoires vraies. »

C’est l’une des nombreuses choses que j’ai apprises grâce au féminisme : la vie personnelle est liée à la politique. Nos histoires valent la peine d’être entendues

C’est pour cela qu’Elif parle de ses propres expériences dans son livre, de son enfance dans un quartier « conservateur et patriarcal » en Turquie, au divorce de ses parents et au temps passé chez sa grand-mère afin que sa mère puisse reprendre ses études. Elle admet avoir hésité à se dévoiler, mais reconnaît l’importance de conjuguer vie personnelle et opinion politique.

« C’est l’une des nombreuses choses que j’ai apprises grâce au féminisme : la vie personnelle est liée à la politique. Nos histoires valent la peine d’être entendues », affirme-t-elle. « J’aime ce genre de raisonnement, et je pense qu’on n’en voit pas assez en ce moment. D’habitude, lorsque vous lisez des rapports sur la politique, les relations internationales ou l’économie, il n’y a pas de place pour les émotions… c’est comme si elles n’avaient pas d’importance. Mais les êtres humains sont des créatures émotionnelles. Tous nos souvenirs sont liés à une émotion. »

Bien sûr, il n’est pas suffisant d’écouter les histoires et les expériences de ceux que vous connaissez et comprenez. « Il nous faut entendre différents points de vue », insiste Elif. « La pluralité est clé et pour y parvenir, il faut accepter la diversité, aussi bien en personne que sur l’espace numérique. Ce qui m’inquiète c’est que l’on constate l’inverse : nous sommes de plus en plus isolés dans ce que j’appelle des bulles ou des tribus. »

Il vaut mieux avoir un esprit ouvert et être curieux à propos de sujets que l’on ne maîtrise pas

Restée chez elle avec ses enfants pendant le confinement, elle a utilisé le temps libre dont elle disposait pour lire et écrire. Elle applique cette notion de pluralité également dans sa liste de lecture qui, dit-elle, ne connaît pas de limite de genre. « Il y a des semaines où je ne vais lire que de la philosophie politique, et d’autres, de la poésie. Tout dépend de mon humeur ; mais je ne crois pas à la notion de grande et de petite littérature. Qui décide de cela ? »

« Il vaut mieux avoir un esprit ouvert et être curieux à propos de sujets que l’on ne maîtrise pas. »

Bien que plus court que ses œuvres précédentes, How to Stay Sane in an Age of Division aborde plusieurs thèmes de l’expérience et des émotions humaines, que ce soit l’angoisse, la colère et l’apathie ou la désillusion et la confusion. Ces sujets intéressent Elif Shafak depuis bien longtemps. « J’ai beaucoup voyagé au Moyen-Orient, en Europe et au-delà, et à chaque fois que je visite un nouvel endroit, j’écoute ses habitants. Les écrivains doivent savoir bien écouter et lire », explique-t-elle en parlant de ce qui l’inspire.

Pendant ses voyages, une chose qui l’a particulièrement touchée est l’angoisse que semblent ressentir les jeunes générations. « Lorsque j’écoute quelqu’un, je fais attention à deux choses : l’histoire que me raconte cette personne, ainsi que sa façon de me la raconter, son énergie, son choix des mots. Les émotions sont importantes. »

Nous vivons dans une ère où nous ne pouvons pas être indifférents, nous ne pouvons pas ignorer la politique

Militante pour les droits des femmes, la communauté LGBTQ+ et la liberté d’expression, Elif n’écrit pas que des romans, elle écrit et donne des conférences sur de nombreuses questions internationales, culturelles et socio-politiques. « Nous vivons dans une ère où nous ne pouvons pas être indifférents, nous ne pouvons pas ignorer la politique. Je ne parle pas de la politique d’un parti, mais de l’importance de s’engager dans des causes qui nous tiennent à cœur », insiste-t-elle. « Peu importe le parti pour lequel vous votez, c’est le dialogue qui importe. Sans celui-ci, je ne sais pas comment une démocratie peut prospérer, elle ne peut pas survivre. »

Le livre se veut optimiste et réconfortant, et ce malgré les circonstances de crise et le chaos qui l’ont inspiré. D’ailleurs, Elif en est fière : « Je suis quelqu’un qui sait ce qu’est le pessimisme, et c’est peut-être ça la clé. Vous avez le droit de ne pas aller bien, de ressentir de l’anxiété et de la peur », rassure-t-elle. « C’est parfois plus encourageant de lire ces mots plutôt que d’insister sur l’idée qu’il faut être fort et concentré sur l’avenir en permanence. La vérité c’est que nous sommes actuellement confus et qu’il nous faut gérer beaucoup d’émotions négatives, et c’est naturel. Ce qui n’est pas naturel, c’est de stagner. »

« Une fois que vous avez identifié vos émotions, il faut réfléchir à ce que vous allez en faire pour avancer. C’est une source d’énergie qui peut vous pousser sur un chemin meilleur, que vous ressentiez de l’anxiété ou de la colère. Ce qui est réconfortant dans ce livre c’est qu’il ne refoule pas les émotions négatives mais essaye plutôt de souligner le positif. C’est ce qui me rend optimiste. »

Selon Elif, ces histoires ont une certaine influence sur notre empathie, et c’est justement ce qu’elle espère faire ressortir dans How to Stay Sane in an Age of Division. « Quand je parle d’empathie, je parle surtout à l’égard de personnes très différentes de ce que nous connaissons, ainsi que d’empathie envers nous-mêmes », clarifie-t-elle. « Il nous faut changer la façon dont nous abordons notre complexité afin de ne pas oublier d’avoir de la compassion. »