Cover story

La force inspirée

Avec

Sasha Lane

Six ans après ses débuts dans la série American Honey, SASHA LANE continue de briller sous les projecteurs d’Hollywood. Désormais, l’actrice se prépare à incarner une autre anti-héroïne complexe : celle du roman de Sally Rooney, Conversations entre amis, en cours d’adaptation pour le petit écran. Elle confie à ZEBA BLAY son expérience sur la maternité, comment elle gère son bien-être intérieur et fait en sorte que chaque moment compte.

Photographe Deirdre LewisRéalisation Natasha Royt
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Cette image : robe, Loewe ; gilet, Zankov ; baskets, Adidas Originals + Wales Bonner ; chaussettes, Lauren Manoogian ; (main droite) bague, By Pariah ; (main gauche) bague, Jennifer Fisher ; By Pariah. Image d’ouverture : body et pantalon de Stella McCartney ; baskets, Adidas Originals + Wales Bonner ; chaussettes, Lauren Manoogian ; boucles d’oreilles, Fry Powers ; bague, By Pariah

Née sous le signe de la Balance, Sasha Lane est perpétuellement en quête d’équilibre, comme pour confirmer son type astrologique. « [Je me suis retrouvée] dans un étrange état de confusion ces deux dernières semaines », avoue la comédienne de 26 ans lorsque je la rencontre, un matin de printemps, dans un restaurant du Lower East Side à New York. « Je suis en proie à des accès de… Ce n’est pas de la dépression, je le saurais, je suis déjà passée par-là. Plutôt un genre de mélancolie. Et en même temps, je me sens plutôt bien ! C’est sûrement pour ça que je suis un peu perdue, je vacille constamment entre les deux et je ne sais plus définir à quel stade j’en suis. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, à dire si quelque chose ne va vraiment pas ou si c’est simplement de la fatigue. »

Alors qu’elle s’installe à une table, Sasha Lane admet qu’elle n’a jamais été de celles qui rayonnent d’une joie innocente. Par le passé, elle a traversé plusieurs épisodes dépressifs et bravé de vertigineuses crises d’anxiété, et même entendu des voix (un symptôme du trouble schizo-affectif dont elle n’a été diagnostiquée qu’à l’université). Elle consent aussi avoir mené sa vie de façon plutôt imprudente au tout début de sa carrière. « J’étais dans ma petite bulle, et peu m’importait ce qui pouvait m’arriver. Ça me semblait n’avoir aucune importance. » Heureusement, ces sentiments ont désormais bien changé, et l’enfant auquel elle a donné naissance en 2020, en pleine pandémie, n’y est certainement pas pour rien. Devenir mère a instillé en elle un puissant besoin de direction, et le désir de réévaluer ses priorités professionnelles afin de rester disponible mentalement, pour sa fille comme pour elle-même.

« Je crois que je suis arrivée au stade où je ne veux m’engager que sur des projets que j’aime sincèrement, et pour l’instant ça a toujours été le cas, mais j’essaie de garder aussi un certain équilibre de vie », explique-t-elle. « Mon emploi du temps peut se révéler très stressant maintenant. On me dit souvent : “Saute dans un avion !”, auquel je réponds : “Non, je ne peux pas. Ce n’est plus aussi simple que ça pour moi, ma vie est différente.” »

Robe, Proenza Schouler

La nécessité d’imposer des limites a commencé à se faire sentir dès la fin du tournage de la série Utopia, alors qu’elle était enceinte. Son empathie naturelle, sur laquelle elle s’appuie beaucoup pour interpréter ses rôles, l’a complètement consumée, et il est rapidement devenu évident qu’un projet trop prenant n’était plus envisageable. « J’ai dû apprendre à mes dépends qu’il était fondamental de distinguer ce travail de moi-même. Parce que je ne voulais pas qu’il contamine [ma fille], ça ne serait pas juste pour elle. Déjà que ça n’est pas vraiment juste pour moi ! Je vois dorénavant les choses avec plus de perspective. »

Elle marque une pause. « Ça fait vraiment du bien d’en parler, de le dire à voix haute. Je m’en sens moins coupable, parce que c’est ma vérité. J’adore mon métier et ce qu’il m’apporte, mais ce n’est pas une raison pour tout lui sacrifier. »

Il y a en effet une myriade de choses que Sasha refuse de sacrifier : le temps qu’elle peut accorder à ses proches, sa santé mentale, son autonomie, ses principes, sa liberté, un périmètre personnel qui inclus la maternité. Depuis la venue au monde de sa fille, elle se bat pour protéger son temps, de précieux moments où elle peut être elle-même.

« Je me dois d’être heureuse et bien dans mes baskets, mais il me faut constamment surveiller mes pensées pour y parvenir – c’est un travail sur soi de chaque instant –, de sorte que lorsque je suis avec ma fille, je ne sois plus qu’amour, sourires et gaîté. »

« Chaque fois que j’ai fait confiance à mon INTUITION, des choses MERVEILLEUSES me sont arrivées. Et chaque fois que je l’ai IGNORÉE, je me suis attiré des ennuis. »

À Hollywood, on adore les parcours inhabituels, et celui de Sasha Lane figure parmi les plus insolites. Découverte à tout juste 19 ans sur une plage de Floride, elle est accostée par Andrea Arnold, la directrice de production de la série American Honey, et décroche instantanément son premier rôle. De ce départ rocambolesque, l’actrice se méfie cependant : être « découverte » par quelqu’un comporte le risque de se voir attribuer une étiquette, celle inventée par son bienfaiteur, et dont il est difficile de se détacher ensuite. Le talent et le travail peuvent être pris pour un simple coup de chance.

« Mon jeu d’actrice peut sembler naturel, mais c’est parce que j’ai dans le dos des années de gestion de traumatismes personnels », explique Sasha Lane. « C’est grâce à cette expérience que je sais ce que pense et ressent [mon personnage]… Je le puise de là. Certains de ceux qui ont regardé American Honey ont cru que j’étais seulement un pantin hyperactif. Mais je ne suis pas un robot, j’ai mes aspirations, j’ai une destination. »

Characters she has played since American Honey include a gay teenager sent to a conversion-therapy camp, a dominatrix, an artist who becomes the target of a demonic spirit, a powerful medium, and a young woman on the run from a mysterious organization. Soon, she’ll be working alongside Tom Holland and Amanda Seyfried in the anthology series The Crowded Room. Each new role is a kind of exploration – Lane is an adventurer when it comes to acting, choosing projects that teach her something about her craft and herself. It’s a kind of therapy. “I don’t take roles that I don’t have a connection with. It’s not worth it; it’s literally not worth it.”

Les personnages qu’elle a incarnés depuis son premier rôle dans American Honey comprennent une adolescente homosexuelle envoyée en thérapie de conversion, une dominatrice sexuelle, une artiste aux prises avec un esprit démoniaque, une médium de haute volée, ainsi qu’une jeune femme en cavale, tentant d’échapper à une mystérieuse organisation. Bientôt, on pourra la retrouver dans la série The Crowded Room aux côtés de Tom Holland et d’Amanda Seyfried, une anthologie autour du thème de la santé mentale. Chacun de ses rôles est un voyage en soi, et Sasha est une exploratrice par nature. Elle aime se lancer des défis et sélectionne les projets qui lui permettent d’apprendre une facette spécifique du métier ou d’explorer une partie d’elle-même. C’est une sorte de thérapie. « J’accepte seulement les rôles où je me sens connectée avec le personnage. Sinon, pourquoi signer ? Ça n’aurait aucun sens ! »

« On peut facilement lire le roman et se dire : “Oh, cette Bobbi, quelle peste ! Elle est tellement vulgaire, c’est impossible de ne pas la détester !”, mais moi, je pense au contraire : “C’est justement parce que personne ne lui prête attention”. C’est ça qui m’intéresse : c’est l’être humain derrière les apparences, qui sont souvent trompeuses », conclut-elle.

Pull, Maison Margiela ; robe, Victoria Beckham ; baskets, Adidas Originals + Wales Bonner ; chaussettes, Lauren Manoogian ; (main droite) bague, Timeless Pearly, By Pariah ; (main gauche) Jennifer Fisher, By Pariah
Haut et pantalon, Petar Petrov ; brassière, Philosophy ; short, Hommegirls ; collier, Eliou ; bagues (main droite), Timeless Pearly, By Pariah, Jennifer Fisher ; (main gauche) Jennifer Fisher

« Je me dois d’être HEUREUSE, de sorte que lorsque je suis avec ma fille, je ne sois plus qu’AMOUR, sourires et GAÎTÉ. »

Le tournage de Conversations entre amis a représenté un véritable tournant dans la vie de l’actrice, et ce à bien des égards. Ce fut le premier plateau sur lequel elle ait amené sa fille, ce qui l’a obligé à adopter une nouvelle cadence de travail. « Elle est vite devenue l’enfant de tout le monde, c’était génial. » De plus, alors que le programme était en production, elle a appris le décès de son père. Mais contre toute attente, au lieu de l’anéantir, cette annonce l’a rendue plus forte, et elle a plutôt rassemblé son énergie pour devenir un roc pour sa famille, son frère en particulier. Si devenir mère lui a apporté une certaine clarté d’esprit, on ne peut s’empêcher de se demander ce que lui a révélé la triste perte de son père.

« Mon père et moi, nous avions un lien plus spirituel que physique. J’ai l’impression de l’entendre plus clairement depuis qu’il est parti, si vous voyez ce que je veux dire. Je crois que cette attitude m’a considérablement aidé à gérer mon deuil. Je sais qu’il est un ange et qu’il me donne aujourd’hui cette ténacité que je ne me connaissais pas. Je suis convaincue que mon intuition croît continuellement et que je le dois à mes anges gardiens. »

Et il semblerait que cette intuition grandissante au fond d’elle l’ait aussi aidée à devenir une personne stable avec de solides fondations et des limites clairement définies. « J’ai réalisé que j’étais capable d’encaisser beaucoup, et découvrir cette force intérieure m’a permis d’éliminer une grande partie de mes sentiments de culpabilité. »

Veste et pantalon en cuir de Bottega Veneta ; haut à découpes, Stella McCartney ; baskets, Adidas Originals + Wales Bonner
Veste et pantalon en cuir de Bottega Veneta ; haut à découpes, Stella McCartney

Récemment, en préparation de son rôle dans The Crowded Room, l’actrice a coupé ses longues dreadlocks signature au niveau des épaules, une transformation monumentale, aussi physique que spirituelle pour elle. Jusqu’alors, elle avait résisté à toutes les demandes de cet ordre, ce qui n’a pas manqué de provoquer des tensions avec des réalisateurs, des portes claquées et des projets abandonnés. Mais cette fois-ci, son intuition était différente.

« Chaque fois que j’ai fait confiance à mon intuition, des choses merveilleuses me sont arrivées. Et chaque fois que je l’ai ignorée, je me suis attiré des ennuis », poursuit-elle. La décision a été prise à la suite d’une discussion avec le scénariste, qui lui a fait comprendre que sa coiffure était tellement à la fois identifiable et identitaire, que couper ses cheveux serait un bon moyen de distinguer son personnage du reste de sa carrière. Et puis l’équipe du tournage a eu la gentillesse de lui laisser le temps de se faire à l’idée. « J’ai vraiment dû sortir de ma zone de confort, m’exposer pour me reconstruire. Enfin, c’est comme ça que je l’ai ressenti. J’ai dû ôter cette cape de protection et découvrir si je m’aimais toujours sans. »

Au final, c’est l’équivalent de « sept années de pousse de cheveux dont [elle a][se] séparer, un poids indissociable des démons, des voix, de la confusion et des crises d’anxiété » qui ont hanté cette période de sa vie. Et la peine aussi. « Une partie de ma confusion tient du fait que je me sens effectivement plus légère, mais je réalise aussi que, métaphoriquement et littéralement, c’était un réel poids que je portais sur mes épaules. »

Ce changement s’inscrit pourtant parfaitement dans la grande versatilité de l’artiste, en particulier en matière vestimentaire. On peut l’apercevoir sur les tapis rouges aussi bien vêtue d’une jupe frangée Monse que d’une nuisette en soie signée The Row, ou encore d’une mini-robe à sequins Bottega Veneta. Ailleurs, sur Instagram notamment, on la voit porter des vestes en polaire avec des claquettes New Balance, ou un simple T-shirt enfilé sur un jean oversize.

« J’aime la mode parce que, pour quelqu’un d’aussi instable que moi, c’est une façon de traduire son humeur, ou de la cacher. Ça m’aide. Si je trouve un sweat à capuche ou un pull qui me plaît, je suis capable de le porter non-stop pendant deux mois d’affilé. J’ai la chance d’avoir récemment acheté une maison, et maintenant toutes mes affaires et mes vêtements sont enfin au même endroit. Mon partenaire ne m’a jamais connue autrement qu’avec des valises et là, il a eu un choc ! Il a découvert à quel point je peux accumuler des objets… et tous mes petits secrets, mes bouts de ficelle ou de papier pailleté. Quand j’ai eu fini de tout déballer, il a dit : “Wouah ! Mais qui es-tu en fait ? ” », se souvient-elle en riant. « C’est hilarant. Et très thérapeutique, parce que je reconstitue le puzzle que je suis en rassemblant finalement tous ces petits morceaux de moi, et il y en a certains que je n’avais pas vus depuis longtemps ! »

Col roulé, LVIR ; débardeur en mailles, AGR ; pantalon, Ann Demeulmeester ; baskets, Adidas Originals + Wales Bonner ; bague (main droite), Timeless Pearly ; (main gauche) Jennifer Fisher, By Pariah

Je demande alors à Sasha de me parler de son enfance, de me décrire à quoi elle ressemblait petite, avant la maternité, avant Hollywood. « Jusqu’à mes six ans, j’étais très chipie. Une petite boule d’énergie. Et subitement, tout s’est effondré je suis devenue hyper silencieuse, avec un immense besoin d’amour et d’attention. Je me suis recroquevillée sur moi-même et j’ai arrêté de parler. Je voulais me faire la plus petite, la plus discrète possible. Pas parce que je ne m’aimais pas, plutôt pour éviter d’occuper l’espace de quelqu’un d’autre… »

Depuis, on peut dire qu’elle a fait du chemin. Vingt ans plus tard, Sasha est pleine d’assurance et occupe résolument son espace, sans s’excuser ni se remettre en question. « Je n’ai jamais hésité à dire non, à refuser des propositions », dit-elle. L’argent et la reconnaissance sont une chose, mais l’actrice précise : « Gagner des millions, ça n’a jamais été ma motivation. Ce qui m’importe, c’est plutôt ma valeur intérieure. » L’objectif qu’elle cherche à atteindre est exponentiel et, de nature, individuel.

Mini-robe, Bottega Veneta ; bagues, Timeless Pearly, By Pariah ; boucles d’oreilles, Fry Powers

« Je n’ai jamais hésité à DIRE non, à refuser des projets. Gagner des MILLIONS, ça n’a jamais été ma motivation. Ce qui m’importe, c’est plutôt ma VALEUR intérieure. »

« Je veux arriver à m’épanouir véritablement, à créer un espace intérieur paisible, sans anxiété », poursuit-elle. « Mon rêve, c’est juste de pouvoir profiter plus pleinement du moment présent, du temps qui passe et qui est si précieux. Ça, c’est mon père qui me l’a appris. »

Dehors tombent quelques flocons de neige printaniers qui habillent bientôt le paysage urbain d’un voile irréel. Sasha s’emmitoufle soigneusement en prévision d’une balade. Je lui demande, pour conclure, ce qui l’inspire à l’heure actuelle.

« Pour moi, c’est évident que quelqu’un, quelque chose ou même l’univers veille sur moi. Quand tu as foi en ton intuition, que tu cesses de t’inquiéter autant, que tu lâches prise et laisses les choses se faire d’elles-mêmes, que tu te convaincs que Dieu est de ton côté, alors c’est sûr, l’univers s’aligne : c’est impossible de ne pas s’en rendre compte. Je me mentirais si je pensais que le monde entier était contre moi. C’est cette pensée qui m’inspire et me pousse à avancer, même quand je me sens confuse ou déprimée. Il faut autant prendre les rênes que donner du lest. »

Conversations entre amis sera disponible en streaming sur Hulu dès le 15 mai.