Moi, Jane
Avec
Jane Fonda
JANE FONDA : presque 50 ans d’engagement. En cette Journée internationale de la femme, et au moment où le combat pour l’égalité des genres s’intensifie, BRIE LARSON, actrice et activiste, questionne l’icône sur le féminisme, ses peurs et la manière de changer les choses.
Brie Larson : Quand j’ai débuté comme actrice, je disais que « faire des films sera mon activisme », ce à quoi on m’a répondu : « Va voir Jane, elle pourra t’inspirer. » Voilà quatre ans que les signes convergent vers vous, c’est un honneur d’enfin vous rencontrer.
Jane Fonda : Merci, ça me touche beaucoup ce que tu dis.
BL : À quel moment vous êtes-vous sentie féministe ?
JF : J’ai grandi dans les années 50 et j’ai mis du temps à mettre ce féminisme en action. Les hommes de ma vie étaient merveilleux, mais victimes du système patriarcal en place. Je me sentais amoindrie jusqu’à ce que je décide de ne pas changer qui j’étais pour plaire à un homme. C’est une fois célibataire et après avoir vu Eve Ensler jouer Les Monologues du Vagin que je suis devenue féministe. La pièce m’a fait rire, mais mon ADN a changé ce jour-là. Ça a mis du temps car j’avais été éduquée pour satisfaire les autres.
BL : C’est encore le cas pour beaucoup de femmes.
JF : Et c’est un vrai problème. J’en ai des choses à dire sur les effets du patriarcat ; on m’a violée, on a sexuellement abusé de moi enfant, on m’a virée pour ne pas avoir voulu coucher avec mon patron, et j’ai toujours pensé que c’était ma faute. Je connais des filles qui ont été violées sans prendre conscience que c’était du viol. Elles se disent : « C’est certainement parce que j’ai dit “non” de la mauvaise façon. » Une des choses que le mouvement des femmes nous a apprises, c’est que le viol et les agressions ne sont pas de notre faute.
“Les hommes dans ma vie étaient merveilleux mais victimes du système patriarcal en place”
BL : J’ai dû jouer deux personnages victimes d’abus sexuels, j’ai donc rencontré des filles qui en ont subis. On ne peut pas retourner en arrière et laisser les gens penser que c’est simplement de leur faute. C’est trop facile.
JF : C’est pourtant le cas…
BL : Que dites-vous à ceux qui pensent que les célébrités n’ont pas leur mot à dire sur certains sujets ?
JF : On a tous le droit de s’exprimer, peu importe son métier. À chaque mouvement social, les artistes, acteurs, écrivains et poètes ont toujours été ceux qui pouvaient atteindre plus de gens que les politiques. Récemment, je suis intervenue à Alberta à cause des oléoducs qu’ils veulent y installer. Des gens m’ont interpelée dès l’aéroport en criant, « dégage, on ne veut pas de toi ici ». Si tu es convaincue que ce que tu fais est juste, tu t’accroches et tu laisses les insultes te passer au-dessus.
BL : Ça peut vite dégénérer lorsqu’on commence à s’exprimer, surtout sur les réseaux sociaux. On me l’a reproché il n’y a pas longtemps en disant que je faisais partie de « l’élite » et que je n’avais pas mon mot à dire. Du coup, on se pose des questions sur sa légitimité.
JF : C’est parce que tu as un impact. Si tu n’avais pas cette influence, personne ne perdrait son temps à te dire de la fermer.
BL : N’avez-vous jamais eu peur que ça affecte votre carrière ?
JF : Mon engagement n’a vu le jour qu’à mes 31 ans. J’ai compris ce qu’il se passait vraiment au Vietnam, et je me moquais de savoir si j’allais retravailler ou pas ; j’avais même l’idée d’arrêter pour m’engager à temps-plein. Mon père était très inquiet. Il se souvenait de certaines carrières brisées dans les années 50. D’ailleurs, Hollywood pourrait ressortir sa liste noire…
“On a tous le droit de s’exprimer. Les écrivains et artistes ont été ceux qui pouvaient atteindre plus de gens”
“J’ai presque 80 ans. La route est longue. Il faut être forte pour y arriver alors il faut prendre soin de soi”
BL : En tout cas, merci d’avoir été – et encore à ce jour – une voix qui compte. Ça nous a ouvert la voie. Aujourd’hui, les stars ont peur de parler par crainte de tout perdre. Mais je dis que je serai une activiste pour le restant de mes jours car je ne peux pas vivre avec l’idée de rester silencieuse.
JF : Ton engagement peut aussi se traduire à travers le cinéma. Je me suis mise à faire des films qui reflétaient mes valeurs et j’ai produit Le Retour, Le Syndrome chinois et Comment se débarrasser de son patron. Mon jeu d’actrice s’est même amélioré car j’ai vu les choses sous un nouvel angle.
BL : C’est vrai. Et on a plus d’empathie. Pour States of Grace, j’ai passé du temps dans un centre de désintoxication ; ça m’a fendu le cœur. J’ai alors pensé qu’être actrice était trop superficiel. Mais à la sortie du film, beaucoup de gens m’ont dit : « Je vais adopter un enfant ou donner de l’argent. J’ignorais tout ça. » C’est là que j’ai compris qu’un film peut faire la différence. Quels conseils donneriez-vous à cette nouvelle génération de féministes ?
JF : Il ne faut pas oublier que l’activisme qu’on voit dans la rue ou au bureau a son effet. Ça marchait avant et ça continue aujourd’hui. Moi-même j’appelle les représentants du Sénat, mais les lignes sont tout le temps occupées car beaucoup appellent. C’est quand même important.
BL : Comment peut-on avoir une influence sur notre gouvernement ?
JF : Il faut s’attaquer à la base : avoir les bonnes personnes élues au niveau de l’État, des mairies, des écoles, etc. Il y a des élections cette année et l’année prochaine – on n’a pas besoin d’attendre les présidentielles tous les quatre ans.
“Dans les 60’s et 70’s, les marches étaient organisées par les hommes. Il manquait cette chaleur féminine”
BL : En quoi cet activisme récent est-il différent de celui que vous avez connu dans votre vie ?
JF : Dans les années 60 et 70, les manifestations étaient organisées par des hommes et avaient ce côté macho. Il manquait cette chaleur que l’on ressent aujourd’hui grâce aux femmes. Je veux dire, on a tous vu cette incroyable énergie lors de la dernière Marche des femmes – que ce soient les droits à la reproduction, ceux des handicapés ou des LGBTQ : tout ce qui façonne la démocratie.
BL : J’aime cette idée. Des regrets ?
JF : J’aurais aimé être une meilleure mère. Je ne savais pas comment faire. Mais ça s’apprend, alors je m’y suis mise. Ça n’est jamais trop tard. J’essaie de combler les lacunes. À ma mort, je veux ma famille à mes côtés. Je veux qu’ils m’aiment, et cet amour se gagne. J’y travaille encore.
BL : Que pensez-vous de la façon dont les femmes sont représentées de nos jours ?
JF : C’est terrifiant d’être une jeune actrice de nos jours. Il y a tellement de nudité. Et cette attention portée sur le physique…
BL : Ça n’a jamais été évident pour moi. J’ai fait des castings où on voulait voir une fille sexy et tirée à quatre épingles, alors que j’y allais en sneakers. Du coup, on me disait : « Revenez en mini-jupe avec des talons. » Je m’y pliais, mais ratais mon audition. J’étais plus à l’aise quand il ne fallait pas devenir un objet de désir pour les hommes.
JF : Regarde Bette Davis, Barbara Stanwyck et Mae West. Elles étaient sexy et fortes sans forcément en montrer. Et on les adorait pour ça.
BL : Lors de mes premières photos pour un magazine de mode, il y avait cette robe unique, celle du défilé, qu’on voulait que je porte. J’ai demandé s’il fallait « faire cette taille-là pour apparaître dans un magazine ». Il y a eu un silence. Les hommes, eux, ont des costumes faits sur mesure, mais nous, si on ne rentre pas dans un moule, ça ternit un des aspects de notre métier.
JF : Ça fait mal !
BL : Toutes les femmes aimeraient sortir de cette catégorisation de leur être en fonction de leur poids.
JF : C’est tout à ton honneur de dire ça. Quand j’ai commencé, si on m’avait dit, « C’est de qui votre robe ? », j’aurais cru à une blague. Julie Christie portait une robe qu’elle avait faite elle-même quand elle a reçu son Oscar pour Darling.
BL : Que dire à celles qui ne voient pas la gravité de la situation ?
JF : Par où commencer ? Le planning familial, par exemple. Des dizaines de million d’américaines en bénéficient. Si on n’y injecte plus d’argent, beaucoup d’entre elles n’auraient nulle part où aller. Et nos infrastructures ne sont pas assez grandes pour absorber toutes celles qui n’ont pas d’assurance santé privée
BL : Comment tenez-vous le coup avec tant de combats à mener ?
JF : Tu sais, j’ai presque 80 ans. Si tu veux vivre longtemps, il faut prendre soin de soi. Je dors plus de huit heures par jour, je médite deux fois une demi-heure tous les jours, je mange équilibré, je fais du sport. Je dis toujours aux militantes : « La route est longue. Il faut être forte pour y arriver. »
“Les gens voient la vieillesse comme un fardeau alors que justement ça peut vous faire évoluer”
BL : Comment votre relation au corps a-t-elle influencé la manière dont vous vous engagez ?
JF : J’ai débuté mon propre programme de fitness ses vidéos connaissent un énorme succès parce que je voulais être forte ; il fallait donc que ça passe aussi par le corps. Un jour, une femme m’a écrit : « Un matin, en me brossant les dents, j’ai remarqué un muscle à mon bras que je n’avais pas avant. Arrivée au travail, pour la première fois, j’ai fait face à mon patron. » C’est plus facile d’avoir du courage quand on se sent forte.
BL : Vous avez dit un jour vouloir donner une image positive de la vieillesse à Hollywood…
JF : Je l’ai dit dans mon livre Women Coming of Age. J’avais la quarantaine. Vieillir me faisait peur et, lorsque j’ai peur, j’essaie de comprendre pourquoi. Puis j’ai quitté cette industrie pendant 15 ans, en pensant : « Ça sera une des choses que je n’aurais pas accomplies. » Mais je suis revenue avec la comédie Sa mère ou moi ! en 2005, et, plus tard, on m’a offert ce rôle dans Grace et Frankie sur Netflix, et me suis dit : « Ça y est : je représente ces femmes plus âgées. » Les gens voient la vieillesse comme un fardeau : il y a la naissance, la vie jusqu’à la cinquantaine, puis le déclin. Alors que justement, vieillir peut vous faire évoluer davantage et apporter une certaine authenticité vis-à-vis de la personne qu’on est.
BL : Quels sont les meilleurs conseils que vous ayez reçus ?
JF : Mieux vaut s’intéresser aux choses que d’être intéressant. Et, des Alcooliques Anonymes : « “Non” est une phrase complète. » Si seulement j’avais su ça plus jeune…
BL : J’ai compris que l’une des seules choses que je peux dire, c’est “non”. Je n’ai pas pu choisir les projets que l’on me proposait, mais j’ai pu dire non quand ça ne me convenait pas.
JF : Ça veut dire que tu as déjà une longueur d’avance sur moi.
BL : Aviez-vous connaissance de la disparité des salaires ?
JF : Je ne m’étais pas posée la question. J’étais au sommet de ma carrière dans les années 70 et 80, et ne gagnais pas des sommes incroyables – je ne pensais pas le mériter. C’était ce que c’était. Les hommes gagnaient plus, point. Je suis ravie de voir que les gens s’insurgent à ce propos.
BL : Comment vous êtes-vous sortie de situations délicates ?
JF : Pas bien du tout. À l’inverse de toi, Brie, il m’a fallu 60 ans pour apprendre à dire non. Je disais oui à n’importe quel projet. J’ai eu des rôles que je n’aimais pas et je me suis trop laissée faire. Je ne savais pas me défendre. Aujourd’hui, par contre, je dis : « Non. C’est de la m. Et je n’aime pas la façon dont vous me traitez. » Et puis je m’en vais. Si j’avais su…
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