Carine Roitfeld : dans le sillage d’une femme

La formidable CARINE ROITFELD, rédactrice en chef, styliste et désormais parfumeuse, parle famille et affaires avec VASSI CHAMBERLAIN, et lui explique pourquoi elle n’a rien d’une « cougar »

Photographe Sebastian FaenaRédactrice/Rédacteur mode Ron Hartleben
Reporter

Lorsque Carine Roitfeld fait son entrée dans son bureau de l’avenue Montaigne, elle est vêtue d’un manteau en fourrure synthétique et d’une tenue noire de pied en cap, et ses yeux sont cerclés de khôl et d’un halo de paillettes couleur bronze : l’élégance faite femme. Des mèches de cheveux brunes encadrent son visage et le dissimulent partiellement ; elle admettra plus tard que c’est intentionnel. Comment est-il possible que cette femme ait 64 ans ? « Est-ce que ça vous dérange si je mange devant vous ? » sont les premiers mots qu’elle prononce au moment où son assistant lui apporte un jambon-beurre. « On peut partager si vous voulez. »

Huit ans après avoir quitté son poste de rédactrice en chef de Vogue Paris, qu’elle a occupé pendant une décennie, elle est toujours la reine du style parisien. Elle aura apporté un vent d’irrévérence au titre de presse respectable en y publiant des clichés provocants et en dédaignant les conventions corporate. Certains prétendent qu’elle aurait été poussée vers la sortie, mais elle maintient être partie de son plein gré, estimant qu’après dix ans à la tête du magazine, l’heure était venue pour elle de se lancer dans une nouvelle aventure. Rapidement, elle a créé son propre magazine, CR Fashion Book, imaginé trois collections capsule pour Uniqlo, une gamme de maquillage pour MAC, et travaillé sur les collections du regretté Karl Lagerfeld, de qui elle était très proche, et de son ami Tom Ford. Aujourd’hui, elle lance sa propre ligne de parfums composée de sept fragrances portant chacune le nom d’un homme (ou « lover ») et de la ville dans laquelle il réside.

J’aimerais être un peu moins anxieuse. Vous savez, c’est la raison pour laquelle j’ai toujours les cheveux comme ça devant le visage… Je me cache

L’aventure a été financée par ses soins. Un choix qui demande du courage lorsqu’on avance en solo, car généralement les parfums des célébrités sont lancés en collaboration avec un géant de l’industrie de la beauté. D’ailleurs, Karl Lagerfeld lui a dit un jour qu’elle était naïve. « Êtes-vous en train de me dire que je suis idiote ? », lui a-t-elle rétorqué. « Non, pas du tout. Vous êtes dans votre bulle. Quand on est dans sa bulle on ne voit pas forcément le mal autour de soi, et donc il faut se protéger encore plus. » Elle admet qu’il s’agit un peu d’un pari. « Je ne suis pas une marque, je ne suis pas Chanel ou Dior, donc c’est un peu nouveau qu’une rédactrice de mode fasse un parfum. » C’est Tom Ford qui lui a présenté son premier « nez », et elle a nommé Vladimir, son fils de 34 ans, issu du milieu de l’art, PDG de sa société : « Il est devenu mon boss ». Les bureaux sont installés à New York, où une bonne partie de la famille réside : Vladimir, ainsi que Julia, sa fille de 38 ans, directrice artistique et mannequin à ses heures perdues, et Romy, sa première petite-fille, qui a maintenant six ans.

Ce projet est le fruit de six années de labeur et d’amour. Carine Roitfeld laisse le même parfum dans son sillage depuis des années, une association personnelle d’Opium d’Yves Saint Laurent et de fleur d’oranger : « C’est ma signature. Les gens disent “Ah, Carine est arrivée !” J’aime bien laisser des traces de moi. » Son premier « lover », un parisien prénommé Aurélien, est la fragrance qui se rapproche le plus de celle qu’elle porte. Elle dit qu’il émane de ce jus des notes de vie nocturne, de cuir, de voitures de luxe et de clubs comme Castel, la boîte de nuit parisienne qu’elle fréquentait pendant son adolescence, où elle buvait des whisky-Coca et tombait parfois nez à nez avec son père. Il y a aussi Vladimir à Saint Pétersbourg (baptisé d’après son fils), Sebastian à Buenos Aires (« Il est viril » dit-elle de l’Argentin, inspiré de son meilleur ami, le photographe Sebastian Faena), George à Londres, Lawrence à Dubaï, et Kar-Wai à Hong Kong.

Carine ici en photo avec sa fille, Julia, et sa petit-fille, Romy.

Ces hommes sont-ils, ou ont-ils été, les amants réels de Carine Roitfeld ? Elle affirme qu’il n’en est rien. Cette question est justifiée, au vu de la rumeur qui court : elle se serait récemment séparée de Christian Restoin (fondateur de la marque Equipment), avec qui elle a eu deux enfants, après 40 ans de vie commune. Toutefois, elle ne s’exprimera pas davantage sur le sujet. « Donc voilà. Après avoir quitté Vogue j’ai eu une nouvelle vie, et maintenant j’en démarre une autre. »

Carine Roitfeld a grandi dans le quartier bourgeois de Passy, à Paris. Elle adorait son père, un producteur de cinéma d’origine russe, et décrit sa mère, femme au foyer, comme une présence constante, toujours disponible pour son frère et elle. Leur grand-mère, russe également, vivait en face de leur école, et chaque jour, elle les attendait devant l’établissement avec du jus d’orange et des toasts au caviar, ce qui ne manquait pas de la mortifier à l’époque. Chez les Roitfled, on ne parlait pas beaucoup de mode, et Carine portait des jupes crayon et des chaussures à talons. Lorsqu’elle est arrivée à Vogue Paris, elle s’est aperçue que les employés portaient des jeans. Leur a-t-elle demandé d’éviter de le faire ? « Non ». A-t-elle été ennuyée qu’ils le fassent ? « Non ». Je ne suis pas convaincue. Quelles sont les pièces qu’elle a proscrites ? « Les Ugg, l’hiver. Je trouve ça immonde. Et les tongs en été, car je trouve ça très sale. » À part ça, tout le monde avait le droit de porter ce qu’il voulait. « Mais je suis restée fidèle à mon style alors que les autres portaient des jeans noirs, même les filles de ma génération. »

« Quand je pense à vous et à l’âge », commencé-je à dire… « Vous pensez à une grand-mère », termine-t-elle en éclatant de rire. L’âge est-il une chose qui l’ennuie ? « Non, mais ça n’a pas toujours été le cas. La vérité est que personne n’aime vieillir, pas tant à cause des rides, mais à cause de la santé qui décline. » Elle dit que beaucoup de femmes se plaignent car elles prennent du poids en vieillissant, mais par chance, c’est un souci auquel elle échappe. « Je ne me prive pas. Je suis chanceuse, j’ai une bonne morphologie. C’est dans mes gènes. J’ai aussi des jolies jambes, ce qui est une chance. Et des chevilles fines, une autre chance. » Et un beau visage, ajouté-je. « Non », me rétorque-t-elle. « Je le dissimule derrière mes cheveux. Je ne le montre pas. En revanche, j’aime mes sourcils et mes yeux… » Je la regarde dans les yeux. « J’applique toujours du maquillage noir autour de mes yeux. Et des paillettes, pour un bel effet mouillé. » Pourtant il me semblait que les femmes de plus de 40 n’étaient pas censées porter des paillettes ? « Il y a toutes sortes de choses que l’on n’est pas supposées faire. »

S’il y a une chose qui ne m’intéresse pas du tout, c’est d’avoir une relation avec une personne beaucoup plus jeune. Je ne suis pas une cougar girl

Si elle consomme moins d’alcool qu’avant, elle s’octroie néanmoins un shot de vodka chaque soir dès qu’elle rentre chez elle. Récemment, elle s’est mise à fumer deux ou trois Marlboro Rouge par jour. Elle ne mange ni sucre ni gluten. Et quid du pain ? « Ça ne va pas me tuer », répond-elle en haussant les épaules. Chez Carine Roitfeld, deux caractéristiques ressortent : je la trouve infiniment agréable, et pas sûre d’elle du tout. Elle admet souffrir d’anxiété. L’idée de parler anglais et de venir à Londres pour les British Fashion Awards l’année dernière l’inquiétait. « J’aimerais être un peu moins anxieuse. Vous savez, c’est la raison pour laquelle j’ai toujours les cheveux comme ça devant le visage… Je me cache. »

G - D : Romy, Carine, Julia

Quelques jours après notre entretien, mon téléphone sonne. Un numéro provenant de France s’affiche sur mon écran. « Bonjour, Vassi. Pouvons-nous discuter ? » me dit-elle avec un fort accent. « Vous me demandiez si jamais peut-être j'avais envisagé d'autres boyfriends, et je vous avais dit que pour le moment certainement pas. C'est vrai que je regarde plus qu'avant peut-être, par exemple si je suis dans un club, mais ce n'est pas ma première priorité. Et s’il y a une chose qui ne m’intéresse pas du tout, c’est d’avoir une relation avec une personne beaucoup plus jeune. Je ne suis pas une cougar girl. Peut-être si ça se trouve que je ne rencontrerai jamais personne, ce n'est pas grave. J'ai déjà beaucoup autour de moi, j'ai beaucoup de tendresse autour de moi, donc je vous dis, ce n'est pas la priorité du moment, franchement. Et j’insiste : je ne suis pas une cougar girl. »

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