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Droit au but

Avec

Letitia Wright

Après son rôle marquant dans Black Panther, l’actrice anglo-guyanienne LETITIA WRIGHT a été choisie pour rejoindre l’impressionnant casting du prochain film de Kenneth Branagh, Mort sur le Nil. Elle discute avec ELLEN E JONES de l’adaptation du célèbre roman d’Agatha Christie, de Small Axe de Steve McQueen, ainsi que des précieux conseils que lui ont prodigués ses amis de l’industrie.

Photographe Ekua KingRéalisation Helen Broadfoot
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Cette photo : cardigan, Loewe ; jean et chemise, Bottega Veneta ; richelieus Dries Van Noten. Photo d'ouverture : veste, Sacai.

C’est une Letitia Wright pensive que je retrouve sur un banc, dans un parc au bord de la Tamise, par une journée claire. Elle vient d’assister à la première projection de son dernier projet, Small Axe, une mini-série constituée de cinq films du cinéaste oscarisé Steve McQueen, sur les Britanniques noirs des années 60, 70 et 80. « J’essaie encore de l’analyser. C’est spécial », dit-elle, en regardant l’eau.

Letitia est également à l’affiche de Mort sur le Nil, la deuxième adaptation sur grand écran du livre d’Agatha Christie, réalisée par Kenneth Branagh. Elle y incarne le rôle de Rosalie et joue aux côtés d’un casting d’exception qui comprend notamment Gal Gadot, Emma Mackey et Armie Hammer. Elle se montre très enthousiaste à ce sujet, bien sûr, mais reconnaît avoir eu une tout autre connexion avec Small Axe pendant le tournage. « Je me suis immédiatement sentie dans mon élément, vous comprenez ? Entendre le jargon que l’on a l’habitude d’entendre dans sa propre maison, la façon de s’habiller, d’interagir… C’était beau à voir. »

Née au Guyana, elle s’est installée à Londres avec sa famille à l’âge de sept ans. Elle commence sa carrière avec un rôle secondaire dans la série dramatique britannique Holby City, puis les enchaîne en tant que Britannique, Afro-américaine, et bien sûr, Wakandaise, mais c’est dans Small Axe qu’elle incarne pour la première fois un personnage au parcours si semblable au sien : celui d’Altheia Jones-LeCointe, leader du mouvement Black Panther britannique. Aujourd’hui, vêtue d’un survêtement rose poudré, portant des lunettes à écailles et tenant un cahier sur ses genoux, elle ressemble plus à une étudiante en pause qu’à une activiste acharnée, mais son affinité pour le rôle est toujours aussi évidente. « Je suis tellement habituée à voir les cultures des autres. Maintenant, c’est à leur tour d’être éduqués », affirme-t-elle.

« Je suis tellement HABITUÉE à voir les cultures des autres. Maintenant, c’est à LEUR TOUR d’être ÉDUQUÉS »

Blazer en cuir synthétique, Junya Watanabe ; pantalon, Wright Le Chapelain ; débardeur, AGOLDE.

C’est en jouant la célèbre Rosa Parks dans la pièce de théâtre de son école que Letitia s’est engagée pour la première fois sur la voie d’une carrière d’actrice et, comme beaucoup de Britanniques, elle en savait plus sur l’histoire de la lutte contre le racisme en Amérique que dans son pays. « C’est l’une des raisons pour lesquelles je pense que le projet Small Axe est si important. Il existe tant de jeunes, noirs en particulier, qui ne connaissent pas ce qui s’est passé, ni les personnes qui ont pris position ».

Apprendre tout cela pour la première fois à l’âge adulte fut un véritable choc : « Pour moi, le New Cross Fire [ndlr : l’incendie criminel présumé de 1981 qui a tué 13 jeunes Noirs dans le sud-est de Londres] a été… Je suis allée me coucher après avoir lu cela et j’étais vraiment tourmentée. » Elle a évoqué ces sentiments lors d’une rencontre émouvante avec la vraie Altheia Jones-LeCointe, aujourd'hui chercheuse scientifique. « Nous avons pleuré et nous nous sommes tenu la main. Je lui ai promis de faire mon possible pour raconter au mieux qui elle était. »

« L'idée de faire le film SANS LUI [Chadwick Boseman] est juste étrange. Nous ne sommes PAS PRÊTS et essayons de trouver LA LUMIÈRE face à cette situation »

Manteau et cardigan, Bottega Veneta ; bottes, Ann Demeulemeester.
Blazer et pantalon, Isabel Marant ; débardeur, AGOLDE ; ceinture et sneakers, Prada.

Malgré un sujet très profond et lourd, il y avait une très « bonne ambiance » sur le plateau de Small Axe, offrant une occasion précieuse de « profiter de notre culture, sans avoir à s’excuser de qui nous étions ». La jeune femme se rend chaque année au carnaval de Notting Hill à Londres, principalement pour la nourriture, et aimerait retourner au Guyana ; mais ce n’est pas si simple. « Ce voyage sera vraiment spécial. Je dois bien m’organiser, parce que je veux rendre visite à tout le monde. Tout le monde me soutient tellement, moi et ma carrière, en tant que Guyanienne. » Je pense que c’est sa façon à elle de dire qu’elle serait probablement assaillie par ses fans au point de rendre impossible tout déplacement sans cortège.

Il s’agit là d’une réalité à laquelle elle est confrontée et s’est adaptée depuis le succès du film Black Panther, sorti en 2018. Parmi les nombreuses choses que le film a transformées (sans parler des caisses des studios Marvel et de l’identité panafricaine), il y a le quotidien de l’actrice. Elle avait connu d’autres moments décisifs, comme lorsque le réalisateur Michael Caton-Jones avait comparé son talent à celui d’un jeune Leonardo DiCaprio, ou lorsqu’elle a joué une jeune gangster dans la série dramatique Top Boy. Elle a également été nominée aux Bafta en 2015, dans la catégorie Rising Star. Mais décrocher le rôle de Shuri, c’était autre chose. Cette incarnation vive et intelligente de la « Black Girl Magic » [ndlr : mouvement popularisé en 2013 visant à célébrer la beauté, le pouvoir et la résilience des femmes noires], qui représentait à la fois un super-héros et sa petite sœur bien aimée, est instantanément devenue une icône.

« C’est quelque chose que MON PÈRE m’a inculqué… J’ai renoncé à DES MILLIONS pour mon INTÉGRITÉ »

Veste, Sacai ; pantalon, Loewe ; richelieus, Dries Van Noten.
Manteau, Totême.

Mais sa vie a pris un autre tournant lorsqu’en août, Chadwick Boseman, l’acteur qui jouait T’Challa alias Black Panther, est décédé à 43 ans seulement, après quatre ans de lutte contre le cancer. Letitia le considérait comme un membre de sa famille (elle l’appelle « mon frère »), et un mois après sa mort, toute discussion sur la reprise de son rôle le plus célèbre reste impossible. « Nous sommes encore en deuil, alors je ne veux même pas y penser », dit-elle. « L'idée de faire le film sans lui est juste étrange. Nous ne sommes pas prêts et essayons de trouver la lumière face à cette situation. »

Ce qu’elle fait notamment grâce au soutien affectueux de nombreux bons amis de l’industrie. Elle mentionne d’ailleurs, au cours de notre conversation, les conseils de plusieurs d’entre eux. John Boyega veut savoir pourquoi elle ne sort pas avec quelqu’un (« Je lui ai dit, “John, c’est une perte de temps ! Est-ce que toi, tu as des rencards ?” Il répondit : “Tish, bien sûr que oui ! Je dois trouver ma femme !” »). Naomie Harris, actrice principale du film Moonlight, veut qu’elle commence à penser à fonder une famille (« Elle me disait, “Ne te concentre pas seulement et uniquement sur le travail” »). Pendant ce temps, le réalisateur de Black Panther, Ryan Coogler, est sur son dos pour qu’elle se lance dans une carrière de rappeuse (« Il m’a envoyé un texto : “Tish, les rues ont besoin de cette mixtape” »). Il semblerait que la jeune femme ne soit pas seulement la petite sœur bien-aimée de T’Challa, mais bien de toute l’industrie du cinéma.

« J’adore la série et je RESPECTE leur travail mais l’envie de montrer les FEMMES NOIRES sous un autre jour a été PLUS FORTE. Je ne voulais pas être catégorisée »

Manteau, Totême ; trench, Kassl Editions ; short, Nili Lotan ; richelieus, Dries Van Noten ; ceinture, Isabel Marant.

Un jour, sur le tournage, Steve McQueen l’a prise à part pour lui offrir ses propres conseils : « Il m’a dit : “Tish, t’es une artiste ! Ce que tu fais en ce moment, c’est ça. Ne te perds pas à cause d’Hollywood !” ». La douce innocence de Letitia rend cette envie de la guider compréhensible, mais il est également évident que le scénariste n’avait pas à avoir peur. Cet autre aspect de la puissante présence de l’actrice à l’écran, l’intégrité calme que l’on retrouve dans ses yeux, est également authentique. « C’est quelque chose que mon père m’a inculqué… J’ai renoncé à des millions pour mon intégrité. »

Rares sont les jeunes de 17 ans qui auraient, par exemple, abandonné un rôle dans la série Netflix préférée du chanteur Drake, Top Boy, après une première saison ayant connu un tel succès. « J’adore la série et je respecte leur travail mais l’envie de montrer les femmes noires sous un autre jour a été plus forte. Je ne voulais pas être catégorisée et, à l’époque, l’exemple de Shuri, de Nish [son personnage dans Black Mirror] ou encore celui d’Athleia Jones-LeCointe ne nous était pas offert… Je remercie tous ceux qui ont participé à cette série, mais j’ai pris un chemin différent. »

« J’ai du SUCCÈS, j’ai toutes ces choses qui m’arrivent, mais trouver la BONNE PERSONNE pour moi s’avère… DIFFICILE… »

La dernière étape en date de ce chemin a été la création de sa société de production, 316 Productions, qu’elle a nommée d’après un verset de la Bible et qu’elle entend utiliser pour diversifier les récits dans l’industrie du cinéma. « C’est un nom qui représente beaucoup pour moi. Dieu m’a tendu la main lorsque je n’allais pas bien et c’est un peu comme ça que je vois mon entreprise : il y a un problème qui nécessite une solution. »

La trajectoire de sa carrière semble être intérieure, même si elle est ascendante, et implique des projets plus personnels. C’est pourquoi je me demande si elle a déjà envisagé de suivre partiellement les conseils de John Boyega en endossant un rôle romantique. Cette suggestion provoque un éclat de rire : « Ouah ! Vous osez tout aujourd’hui ! ». Il s’avère qu’elle a récemment collaboré avec le scénariste-réalisateur britannique Dominic Savage sur une intrigue romantique pour sa série I Am. « Nous avons eu une conversation et je me suis dit : “Je ne comprends pas ! J’ai du succès, j’ai toutes ces choses qui m’arrivent, mais trouver la bonne personne pour moi s’avère… difficile…” Nous avons terminé de tourner vendredi, donc ça me perturbe encore ! »

Cardigan, Loewe ; chemise, Bottega Veneta.

De mon point de vue, cependant, il semble qu’elle pourrait aller n’importe où et faire n’importe quoi. Toutes les possibilités et plus encore s’ouvrent à elle. Mais étant donné qu’elle est déjà devenue à l’écran le modèle qui lui manquait en grandissant, elle a le temps de s’arrêter, de s’asseoir sur un banc dans un parc, de regarder l’eau et de se demander quelle sera la suite.

Small Axe sera disponible sur la BBC1 et le BBCiPlayer le 15 novembre. Mort sur le Nil sortira le 18 décembre aux États-Unis et au Royaume-Uni.