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Une histoire d’Oh

Avec

Sandra Oh

Depuis qu’elle a été primée pour la série Killing Eve, cette actrice coréo-canadienne a acquis une célébrité internationale. SANDRA OH, vêtue des créations sud-coréennes exquises de l’AH19, explique à AJESH PATALAY que le rôle d’Eve fût le plus difficile de sa carrière, et pourquoi faire honneur à ses origines asiatiques lui tient tant à cœur.

Photographe Boo GeorgeRéalisation Cathy Kasterine
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« Donc, vous vous en doutez, je ne suis pas morte. »

Sandra Oh m’en dit le minimum possible sur la prochaine saison de la série Killing Eve. En effet, à la fin de la seconde et dernière saison, son personnage, Eve, reçoit une balle tirée par Villanelle, sa « moitié ». « La prochaine saison se penche sur la façon de se remettre émotionnellement d’une telle épreuve », dit-elle en divulguant des éléments à la fois trop et pas assez nombreux.

C’est le début du mois de septembre, et Sandra Oh, qui s’est fait un nom dans Grey’s Anatomy puis a gagné ses galons de star dans Killing Eve, vient de tourner de nouveaux épisodes à Londres durant un mois. Elle explique que le rôle d’Eve fut le plus difficile de sa carrière : « La plupart du temps j’ai le sentiment qu’Eve mène une bataille. Ce qui a été mon cas à de nombreuses reprises. » Ceci est dû au fait qu’elle essaie d’approfondir sa propre psychologie, ainsi que de s’habituer au « fait d’être vue », explique-t-elle, et elle se demande si c’est la raison pour laquelle cette série a touché une corde sensible, notamment parmi les femmes. « Eve évolue, et plus on se fond dans le personnage, plus il peut résonner en nous. »

Cette semaine, elle est en congés : une parenthèse qu’elle savoure. « Je fais une pause, car ils filment actuellement [une autre intrigue] ailleurs. Je ne vais pas vous dévoiler le lieu, mais c’est fantastique ! Je n’arrive pas à croire que je ne peux pas y aller. » Le verre à moitié plein dans cette situation, littéralement, est qu’elle peut s’octroyer un cocktail, ce qu’elle ne fait pas pendant un tournage. Elle commande donc un Negroni, puis un second. Ce temps libre lui permet également de passer du temps avec ses parents qui vivent à Vancouver et lui rendent visite deux semaines. Tous deux sont octogénaires. Sandra Oh, qui a 48 ans, leur a suggéré de rester deux semaines à cause du jet-lag. « Il me faut une fichue semaine pour m’en remettre ! Mais ma mère est très énergique », dit-elle en claquant des doigts, « Elle rejette le jet-lag. Dès le lendemain elle est d’attaque et lance “Allez ! Allons à Buckingham Palace !” Nous visitons tous les musées. Mes parents sont de vrais boute-en-train. »

« Quand j’ai remporté un Golden Globe, mes PARENTS étaient dans l’assemblée, et je leur ai rendu hommage. Je ne crois pas que les gens qui ne sont pas de ma CULTURE comprennent l’intensité du RESPECT voué aux anciens »

Photo d'ouverture : robe Pushbutton. Cette photo : pull Andersson Bell ; pantalon BITE Studios.
Cardigan Andersson Bell.
Robe Andersson Bell.

L’actrice est elle aussi un boute-en-train : bouillonnante d’énergie, très engagée, et déterminée à faire preuve d’authenticité et à profiter de chaque seconde de la vie. Elle accorde peu d’entretiens à la presse. Je suspecte le caractère généralement unilatéral des interviews d’être une cause d’ennui. En revanche, les conversations lui plaisent. Les vrais échanges où l’on s’apprend mutuellement des choses. Lorsqu’elle est arrivée dans le restaurant de Notting Hill où nous nous retrouvons, accompagnée de son assistante et vêtue d’une doudoune, d’un sweat à capuche vert et d’un pantalon noir Comme des Garçons, elle insiste pour que nous nous asseyons à l’extérieur afin de faire connaissance de façon informelle autour d’un verre et d’une cigarette. Quand nous rentrons et que j’allume mon Dictaphone, elle m’interrompt au bout d’une demi-heure pour me prévenir qu’elle va autoriser son assistante à partir, car elle « pense que ça va se prolonger » au-delà du temps qui nous est imparti. Au final nous passerons deux heures ensemble. « Je dois retrouver mes parents », déplore-t-elle quand notre échange prend fin, « Mais ça, j’ai vraiment apprécié ». Elle fait référence aux conversations comme la nôtre, entre deux personnes d’origine asiatique. « On se comprend. »

Elle aborde le sujet d’être asiatique en Occident. « Il ne s’agit pas seulement de demander à la culture dominante de nous laisser une place. Mais bel et bien de notre identité asiatique après la diaspora, et de ce que nous souhaitons être », précise-t-elle. « La culture américaine ne comprend pas, et ne respecte pas nécessairement, certains aspects de la culture asiatique. Quand j’ai remporté un Golden Globe [pour le titre de Meilleure Actrice de série TV, en janvier dernier], mes parents étaient dans l’assemblée, et je leur ai rendu hommage. Je ne crois pas que les gens qui ne sont pas de ma culture comprennent l’intensité du respect voué aux anciens. Il ne s’agit pas d’un geste implorant, mais de célébration, pas seulement envers vous-même mais aussi envers la personne devant qui vous vous inclinez. Ce que de nombreuses personnes de couleur comprennent, et pas seulement les asiatiques issus de la diaspora. Et c’est à elles que je m’adresse. »

Combi-pantalon Le 17 Septembre ; trench BITE Studios.

« Les jeunes gens de COULEUR, et pas seulement les asiatiques, sont venus me DIRE ce qu’ils avaient sur le cœur. C’est très INTENSE »

Récemment, elle a parlé à d’autres artistes asio-américains, comme Daniel Dae Kim de la série Hawaii 5-0, et Ming-Na Wen qui joue dans Marvel : Les Agents du S.H.I.E.L.D., à propos de sujets qui les concernent tous, comme par exemple l’éthique d’imiter des accents. Peu d’entre eux se sont donné la réplique car « une seule personne de couleur à la fois apparaît à l’écran », explique Sandra Oh. Mais après des années dans le milieu de la télévision, ils ont une influence sur d’autres choses, comme le casting. Et « il y a juste cette connexion [entre nous] ; nous appartenons à la première génération. » Même s’il s’agit encore du début. « Je regarde du côté de la communauté afro-américaine car elle a su créer un sens de l’identité individuelle et collective », dit-elle. « Il est presque encore trop tôt pour la communauté asiatique. J’ai juste une idée de la direction qu’il faudrait prendre. »

Elle raconte l’histoire de la réception du scenario de Killing Eve : elle ne parvenait pas à savoir quel rôle lui était destiné, persuadée que le principal n’était pas pour elle. « Je me demande toujours pourquoi. C’était l’un de ces moments où vous êtes convaincue d’être sur votre lancée, de progresser, et puis vous réalisez que non. J’ai ressenti de la honte, de la colère, de l’humiliation, un cœur brisé. Et c’était il y a seulement trois ans. »

Le succès de Killing Eve l’a aidée à se relever, d’autant plus qu’il l’a menée à d’autres succès : devenir la première femme asio-américaine nominée aux Emmy Awards pour le titre de Premier rôle féminin, présenter les Golden Globes, et remporter de nombreux Golden Globes (après celui de Meilleure actrice dans un second rôle pour Grey’s Anatomy en 2006). L’impact ressenti est plus fort « dans le sens où les jeunes gens de couleur, et pas seulement les asiatiques, sont venus me dire ce qu’ils avaient sur le cœur. C’est très intense », dit-elle. « Parfois je peux gérer, et à certains moments je dois battre en retraite. Car beaucoup de choses [dans cette communauté] ne sont pas encore métabolisées. » Je lui demande ce qui, d’après elle, devrait être métabolisé. « C’est presque comme si nous ne pouvions pas craindre de briser le cœur de nos parents. Car c’est ce qui constitue notre individualité fondamentale. Et c’est cette séparation que, je pense, la plupart des gens de notre culture ne supportent pas. »

Blouse et pantalon Andersson Bell ; collier Loren Stewart.

« J’en ai fait voir de toutes les couleurs à mes PARENTS. J’ai fait un sketch entier avec deux autres COMÉDIENS interprétant mes parents. Sachant que ces derniers étaient dans le public. AFFREUX ! Quel genre de fille fait ça ? »

Robe Pushbutton.
Robe Andersson Bell.

Sandra Oh entretient une bonne relation avec ses parents, tous deux nés en Corée, même si elle a connu des heurts dans le passé. Son père, homme d’affaires, et sa mère, biochimiste, ont émigré aux États-Unis, puis au Canada, dans les années 60, et comme la plupart des immigrants asiatiques, attendaient une réussite professionnelle exemplaire de leurs enfants. Sa sœur aînée est avocate à Vancouver, et son petit frère, généticien à Boston. (Ils ont tous deux fondé leur propre famille. Sandra Oh a été mariée à Alexander Payne, réalisateur de Sideways, et est maintenant divorcée.) Dès son enfance, passée à Ottawa, Sandra Oh a souhaité jouer la comédie. « J’en ai fait voir de toutes les couleurs à mes parents », se souvient-elle. « Au lycée j’ai fait beaucoup d’improvisation, et en dernière année a eu lieu une compétition importante. En parallèle je postulais à l’école de théâtre », (contre l’avis de ses parents), « et j’ai fait un sketch entier à propos de mon désir d’intégrer l’École de Comédie Nationale avec deux autres comédiens interprétant mes parents. Sachant qu’ils étaient dans le public. Affreux ! Quel genre de fille fait ça ? »

« J’ai ressenti de la HONTE, de la colère, de L’HUMILIATION, un CŒUR BRISÉ. Et c’était il y a seulement trois ans »

À la sortie de l’université, elle tient le rôle principal dans la série télévisée sur la poétesse canadienne Evelyn Lau. « C’était un sujet très difficile, avec des scènes où Evelyn se droguait et se prostituait. Ma mère avait cette mentalité très conservatrice selon laquelle jouer la comédie est un premier pas vers la prostitution, et la première chose que je fais est d’incarner une prostituée ! Le programme a été diffusé, et lorsque la semaine suivante nous sommes allés à l’église, certaines personnes n’ont montré aucun soutien. Néanmoins je n’ai jamais ressenti aucune pression car mes parents étaient de mon côté et il était évident que ce n’était pas facile pour eux. Les seules paroles de ma mère dont je me souviens sont “Ça a dû être très difficile”. C’est formidable de se sentir comprise par ses parents. »

En 2018, les teasers de Killing Eve sont apparus sur les panneaux d’affichage, et l’actrice a emmené ses parents les regarder. La fierté évidente qu’ils ont ressenti pour leur fille égalait celle éprouvée en tant qu’immigrants. « C’est ce que j’adore chez mes parents. Ce n’est pas seulement leur fille qui apparaît sur cette publicité, c’est un visage asiatique, ce qui a un sens profond pour eux. On n’a pas besoin d’en parler, mais je sais que c’est le cas. Ainsi que celui de leur génération entière. »

Toutefois, certaines relations parents-enfants transcendent la culture. Lorsque notre entretien arrive à sa fin, nous nous dirigeons vers la sortie et partageons une dernière cigarette. Elle me raconte quelques dernières anecdotes : ses cours de hip hop pendant trois ans afin de prendre conscience de son corps, et le jour où elle a accepté de présenter les Golden Globes et le Saturday Night Live pour la simple et bonne raison qu’il faut se forcer à se lancer dans des projets effrayants. Deux histoires inspirantes. Et puis le moment de la confession arrive. Comme elle héberge ses parents, elle va maintenant rentrer chez elle, prendre une douche et se brosser les dents afin qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’elle a fumé. « N’est-ce pas stupide ? » dit-elle en riant. Nous sommes tous passés par là.

Blazer Pushbutton ; top et pantalon Andersson Bell.

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Comment Sandra Oh prend-elle soin de sa magnifique chevelure ? Qui la rend jalouse de son dressing fabuleux ? Et quels sont les secrets révélés par l’actrice sur la prochaine saison de Killing Eve ? Découvrez-le dans cette vidéo exclusive…

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