Cover story

Vers l’infini et au-delà

Avec

Awkwafina

Si le titre de « Reine de l’année 2018 » était à pourvoir, il serait décerné à l’actrice et rappeuse AWKWAFINA sans l’ombre d’une hésitation. La star d’Ocean’s 8 et de Crazy Rich Asians parle de racisme, de représentation et d’innovation avec JENNIFER DICKINSON

Photographe Carlota GuerreroRéalisation Tracy Taylor
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Si les célébrités étaient réellement comme nous, elles seraient toutes comme Nora Lum. Son année 2018 a été incroyablement intense, et elle commence enfin à ralentir. Elle a connu son apogée avec Ocean’s 8 et, après avoir été propulsée sur le tapis rouge, elle se sent exténuée, époustouflée, et inquiète de ne pas connaître à nouveau un succès similaire.

Au cours des douze derniers mois, Nora Lum, 29 ans, dont le nom de scène est Awkwafina, a présenté trois films en avant-première. Deux d’entre eux, Ocean’s 8 et Crazy Rich Asians, faisaient partie des sorties les plus attendues cette année. Elle a également sorti son deuxième album intitulé In Fina We Trust, et est devenue la seconde femme asiatique à avoir jamais présenté l’émission Saturday Night Live.

Son chemin vers le succès, elle l’a tracé elle-même. Les bases étaient déjà cependant posées : un goût précoce pour le divertissement, la fréquentation du lycée artistique « Fame School » à New York. L’actrice et rappeuse a grandi dans le Queens auprès d’une mère sud-coréenne et d’un père sino-américain, et attribue sa sensibilité pour la comédie au décès de sa mère survenu lorsqu’elle avait quatre ans. « Quand je regarde en arrière, je suis convaincue que ma passion pour la comédie est née de cet événement traumatisant », explique-t-elle. Je la sens mal à l’aise de parler d’elle-même, ainsi que de son enfance. « Je crois que j’ai développé et utilisé l’humour très jeune comme mécanisme de défense, et pour permettre à mon entourage de ressentir de la joie plutôt que de la peine. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire mon show. »

Heureusement, la jeune Nora Lum avait, et a toujours, un ange gardien : sa grand-mère paternelle, une femme qui « m’a vraiment instillé la certitude qu’être bizarre était une chose positive ». Elle avait tout juste sept ans lorsque « Grammafina » a commencé à s’occuper d’elle parce que son père travaillait beaucoup, et même s’ils ne roulaient pas sur l’or, dans leur foyer, les rires résonnaient toujours. « Ma grand-mère a nourri le penchant pour la comédie qui était en moi car elle adorait mon audace. Aucune blague n’était de trop mauvais goût et je ne me faisais jamais gronder. Je racontais des blagues vulgaires, vraiment beaufs, et ça lui plaisait. »

« Je crois que j’ai développé et utilisé l’humour très jeune comme mécanisme de DÉFENSE, et pour permettre à mon entourage de ressentir de la JOIE plutôt que de la peine. C’est là que j’ai commencé à faire MON SHOW »

Photo du dessus : manteau Off-White ; bottes Aeydē. Cette photo : blazer Hillier Bartley.

Awkwafina a fait son apparition lors de ses années universitaires, quand Nora Lum passait son diplôme en journalisme, inspirée de ce qu’elle apprenait durant son cours sur les femmes dans la société. « Racisme intersectionnel, racisme institutionnel, la détresse des personnes transgenres… Ça m’a permis de comprendre l’importance de l’émancipation, et de réaliser que tant de femmes ne profitent pas de leur propre pouvoir. » Dès le départ, son travail comportait une valeur choc. Les chansons qu’elle produisait et mettait en ligne via YouTube ou, comme elle aime à dire, « l’Hollywood asiatique, parce qu’il n’a pas de portier », n’étaient pas censées être des hymnes féministes, mais elles décrivaient une femme qui n’a pas peur de suivre son chemin ni de perdre des plumes au passage. Au sein de sa famille, les réactions ont été mitigées. « Mon père a pris peur et est devenu dingue. Mais ma grand-mère ? Jamais. Elle m’a acheté des platines de DJ et un micro. »

Nora Lum a travaillé dur, écrivant des morceaux de rap en vingt minutes, convainquant des petites célébrités de participer à son émission comique sur YouTube, et enchaînant les stages dans les sociétés de médias. En 2012, l’une de ses chansons a fait mouche : une réponse à la chanson My Dick de Mickey Avalon, qu’elle a intitulée My Vag (NDLR. « mon vagin » en anglais). Le clip de Nora Lum a été vu près de quatre millions de fois. Elle a publié un ouvrage, Awkwafina’s NYC, un album solo, Yellow Ranger, en 2014, et multiplie les apparitions à la télévision. Sa chanson My Vag lui a valu d’être renvoyée de son emploi d’assistante au sein d’une maison d’édition, et dire qu’elle n’a pas plu à son père serait un euphémisme. « Il était horrifié. Et pas qu’à cause de cette chanson, mais surtout de mon choix de carrière. Il voulait que je sois contrôleur aérien parce que c’est le métier qui offre le meilleur salaire d’entrée. » Il a fini par mettre de l’eau dans son vin. « Il voulait ce qu’il y a de mieux pour moi et ne pensait pas qu’Awkwafina donnerait quoi que ce soit », explique-t-elle. Et elle, y a-t-elle toujours cru ? « Non, pas du tout. Mais je savais que si je n’essayais pas, je vieillirais en me disant que ma vie aurait pu être différente. »

Blazer et pantalon Petar Petrov.

« Je ne pensais pas qu’AWKWAFINA donnerait quoi que ce soit. Mais je savais que si je N’ESSAYAIS PAS, je vieillirais en me disant que MA VIE aurait pu être différente »

La différence entre Nora et Awkwafina, comme Nora Lum est maintenant habituée à l’expliquer, est qu’Awkwafina n’a pas de limites et s’exprime sans filtre. Une version d’elle-même qu’elle a laissée derrière elle avec sa vingtaine, lorsqu’une conscience et une tendance à cogiter se sont installées. Cet alter ego lui permet de faire des choses qu’elle n’oserait pas réaliser d’ordinaire. Comme sa récente expérience en tant qu’hôte du Saturday Night Live. « Vous passez à la télévision en live, vous savez que votre entourage vous regarde, et c’est à ce moment-là que Nora roule ses yeux et disparaît pour laisser place à Awkwafina. »

C’est difficile d’imaginer la femme qui, la veille, est allée à la séance photo à contrecœur, visiblement mal à l’aise, prendre place joyeusement sur le plateau de l’une des émissions les plus critiquées, ou de revendiquer la supériorité de ses parties génitales, mais Awkwafina en est capable, et ce, avec un aplomb incroyable. Même si son apparition dans le Saturday Night Live a même ému son alter ego courageux, elle explique qu’à l’âge de onze ans, elle a campé devant le studio d’enregistrement de l’émission, où Lucy Liu a marqué l’histoire en devenant la première femme américaine d’origine asiatique à présenter le show, car elle était consciente de l’importance de ce moment. « Ça représentait tant pour moi », soupire-t-elle. « J’ai pleuré lorsqu’elle a dit qu’elle était la première femme asiatique à le présenter. D’être la seconde est incroyable. »

Pull et jupe Fendi ; sandales Prada.

Et ce n’est pas son seul succès. Crazy Rich Asians a fait un carton, et c’est le premier long-métrage depuis Le club de la chance sorti en 1993 à être constitué d’un casting principalement asiatique dont l’histoire est contemporaine. Si crucial que les dirigeants, dont le réalisateur Jon M. Chu, ont passé un accord avec Netflix pour une première diffusion en ligne, par désir de prouver que les spectateurs seraient emballés par ce projet et ce casting. Le résultat est à la hauteur : le film détient le record de la comédie romantique la plus lucrative de ces dix dernières années, avec une audience constituée d’asiatiques, de caucasiens, d’hispaniques et d’afro-américains. Un vrai succès également auprès des spectateurs asiatiques qui, depuis des décennies, ne voient que des films dont les personnages principaux sont blancs. « Dans la communauté asiatique américaine, chaque année nous disons “Cette année c’est la bonne, les américains d’origine asiatique seront représentés”, mais au final, cela ne se produit jamais », explique Nora Lum, qui nous a séduite dans le rôle de Peik Lin Goh, meilleure amie de Rachel Chu (Constance Wu) dans le film. « Je crois que cette année… C’est arrivé », dit-elle en souriant.

« Dans la communauté asiatique américaine, CHAQUE ANNÉE nous disons “Cette année c’est la bonne, les américains d’origine asiatique seront représentés”, mais au final, cela ne se produit JAMAIS. Je crois que cette année… C’EST ARRIVÉ »

Sa récente découverte des rouages d’Hollywood signifie qu’elle n’a pas subi les mauvaises expériences que vivent tant d’acteurs américains d’origine asiatique. Les rôles qui lui sont proposés ne sont ni minimes ni stéréotypés, auquel cas elle les aurait refusés. « Tous les films dans lesquels j’ai joué, ce n’est même pas qu’ils ont peu de succès : ils ne sont tout bonnement pas sortis », explique-t-elle. Mais le sentiment de se sentir étrangère dans son propre pays lui est familier. « Je crois qu’en grandissant, les américains d’origine asiatique se demandent constamment qui ils sont ». Le terme est insultant en lui-même. « Américain d’origine asiatique englobe tant de pays différents. La seule chose que nous avons en commun, c’est la discrimination. À l’école primaire, chacun d’entre nous a été victime de cette moquerie où les autres enfants miment des yeux bridés. Ou essuyé une remarque raciste de la part d’un chauffeur de taxi. Nous l’avons tous vécu et l’on nous fait nous sentir moins américains. »

Nora Lum est en désaccord avec la « culture d’annulation » qui règne actuellement à Hollywood, la peur qu’en cas de paroles malencontreuses ou d’un mauvais casting, votre programme pourrait être annulé, ou vous pourriez passer à la trappe. « Si vous disiez ou faisiez les mêmes choses qu’en 2012, ça vous serait fatal aujourd’hui », déclare-t-elle. « Mais céder à la peur est-il la solution ? Ou devriez-vous simplement faire ce qui est juste ? Ne pas nuire aux gens, commettre de mauvaises actions, ni abuser des minorités… Je suppose qu'il faut parfois se faire évincer pour comprendre. »

L’actrice a déclaré plus d’une fois qu’elle n’accepterait jamais un rôle qui exigerait un accent stéréotypé. Un décret facile maintenant qu’elle a plusieurs emplois, mais a-t-elle toujours eu autant de principes ? « Je ne le ferai jamais. On a une responsabilité. C’est drôle, parce que si vous allez voir un homme blanc et que vous lui demandez “Avez-vous une responsabilité envers les autres hommes blancs ? ” Ce n’est pas une question qui les concerne. À mon sens, je me dois de représenter ma communauté car nous sommes si peu nombreux à l’écran. Avant Crazy Rich Asians, pendant des années, il y avait des acteurs américains d’origine asiatique qui n’avaient pas le choix et prenaient les rôles qui se présentaient. Donc le fait de pouvoir dire non, c’est un privilège en soi. »

Manteau Sonia Rykiel ; robe Orseund Iris.
Robe Gabriela Hearst ; sandales Christian Louboutin.
Veste et pantalon Altuzarra.

« Je me dois de REPRÉSENTER ma communauté car nous sommes si peu nombreux à l’écran. Pendant des années, il y avait des acteurs américains d’origine asiatique qui n’avaient pas LE CHOIX et prenaient les rôles qui se présentaient. Donc le fait de pouvoir dire non, c’est un PRIVILÈGE en soi »

Qu’espère-t-elle avant la fin de l’année 2018 ? Que les gens cessent de lui dire que c’est la meilleure année de sa vie, et que les choses ne seront plus jamais aussi bien. « Ça a été fou », dit-elle. « Mais chaque année que j’ai passée en tant qu’Awkwafina, même quand je ne gagnais que 10 000 dollars par an, était toujours la plus belle année de ma vie. » À quel moment a-t-elle ressenti le plus de fierté ? Sa réponse va vous surprendre. « Lorsque j’ai été licenciée pour avoir fait la vidéo My Vag, je me suis sentie honteuse, et ne m’en suis jamais remise. Il n’y a pas longtemps, mon chef de l’époque m’a envoyé un email pour me féliciter. Cette tristesse est toujours en moi, mais ça m’a permis de clore en partie cet incident. »

Le prochain rôle de Nora Lum explorera également la culture chinoise. Cette fois-ci, le film raconte l’histoire d’une famille qui dissimule à la grand-mère son diagnostic de stade terminal, convaincue qu’une fois qu’une personne apprend que ses jours sont comptés, elle baisse les bras, et que son destin se précipite. Elle admet avoir été attirée par ce projet car il lui évoque sa propre grand-mère, et explique que les larmes qu’elle a dû verser pendant certaines scènes lui sont venues facilement. C’est ce qui lui a permis de se sentir presque une véritable actrice, même si elle ne se sent pas encore tout à fait à la hauteur. Si elle est réticente à considérer ce qu’elle fait comme étant de la vraie comédie (bien qu’on lui ait attribué la meilleure performance de l’année), c’est parce qu’elle n’arrive pas à croire qu’il s’agit désormais de sa carrière. « Je m’attends toujours à ce que ça s’arrête du jour au lendemain », confie-t-elle. « Je guette le moment où tout l’argent que j’ai gagné (ce n’est pas une somme importante) disparaitra et que Buzzfeed écrira un article à mon propos intitulé “Qu’est-il arrivé à… ” Je serai en train de tousser très fort dans mon bureau déprimant en me disant “Avant, j’étais Awkwafina… ”. Mais si tout s’arrête, je ne serai pas en colère. Car j’ai eu la chance de connaître le succès, et que c’est un privilège. »

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